Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/309

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acte, la honte de se trouver faible et dominé ; car le fond du caractère de Raskolnikof, c’est l’orgueil. Il n’y a plus qu’un seul intérêt dans son existence : ruser avec les hommes de police. Il recherche leur compagnie, leur amitié ; par un attrait analogue à celui qui nous pousse au bord d’un précipice pour y éprouver la sensation du vertige, le meurtrier se plaît à d’interminables entretiens avec ses amis du bureau de police, il conduit ces entretiens jusqu’au point extrême où un seul mot achèverait de le perdre ; à chaque instant, nous croyons qu’il va dire ce mot ; il se dérobe et continue avec volupté ce jeu terrible. Le juge d’instruction Porphyre a deviné le secret de l’étudiant, il joue avec lui comme un tigre en gaieté, sûr que son gibier lui reviendra par fascination ; et Raskolnikof se sait deviné ; pendant plusieurs chapitres, un dialogue fantastique se prolonge entre les deux adversaires ; dialogue double, celui des lèvres, qui sourient et ignorent volontairement, celui des regards, qui savent et se disent tout.

Enfin, quand l’auteur nous a suffisamment torturés en tendant cette situation aiguë, il fait apparaître l’influence salutaire qui doit briser l’orgueil du coupable et le réconcilier avec lui-même par l’expiation. Raskolnikof aime une pauvre fille des rues. N’allez pas croire, sur cet exposé rapide, que Dostoïevsky ait gâché son sujet avec la thèse stupide qui traîne dans nos romans depuis cinquante ans, le forçat et la prostituée se rachetant mutuellement par l’amour. Malgré la similitude des conditions, nous sommes ici à mille lieues de cette conception banale, on le comprendra vite en lisant les développements du livre. Le trait de clairvoyance, c’est d’a-