Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/316

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ces entretiens rappellent les procès-verbaux de la « Chambre de question » sous Ivan le Terrible ou Pierre Ier ; c’est le même mélange de terreur, de duplicité et de constance, demeuré dans la race. D’autres fois, les disputeurs s’efforcent de pénétrer le dédale de leurs croyances philosophiques ou religieuses ; ils font assaut d’une dialectique tantôt subtile, tantôt baroque, comme deux docteurs scolastiques en Sorbonne. Telle de ces conversations rappelle les dialogues d’Hamlet avec sa mère, avec Ophélie ou Polonius. Depuis plus de deux cents ans, les scoliastes discutent pour savoir si Hamlet était fou quand il parlait ainsi ; suivant qu’on décide la question, la réponse s’applique aux héros de Dostoïevsky. On a dit plus d’une fois que l’écrivain et les personnages qui le reflètent étaient simplement des fous dans la même mesure qu’Hamlet.

Pour ma part, je crois le mot inintelligent et mauvais ; il faut le laisser aux âmes très-simples, qui se refusent à admettre des états psychiques différents de ceux qu’elles connaissent par l’expérience personnelle. Il faut se souvenir, en étudiant Dostoïevsky et son œuvre, d’une de ses phrases favorites, qui revient à plusieurs reprises sous sa plume : « La Russie est un jeu de la nature. » ― Étrange anomalie, dans quelques-uns de ces lunatiques décrits par le romancier ! Ils sont concentrés dans leur contemplation intime, acharnés à s’analyser ; l’auteur leur commande-t-il l’action ? ils s’y précipitent d’un premier mouvement, dociles aux impulsions désordonnées de leurs nerfs, sans frein et sans raison régulatrice ; vous diriez des volontés lâchées en liberté, des forces élémentaires.