Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/322

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dernier pénètre mieux dans tous les replis de ces âmes tortueuses ; la scène du meurtre de Chatof est rendue avec une puissance diabolique, dont Tourguénef n’approcha jamais. Mais, en dernière analyse, dans l’un comme dans l’autre ouvrage, je ne vois que la descendance directe de Bazarof : tous ces nihilistes ont été engendrés par leur impérissable prototype, le cynique de Pères et fils. Dostoïevsky le sentait et s’en désespérait.

Pourtant sa part est assez belle ; son livre est une prophétie et une explication. Il est une prophétie, car en 1871, alors que les ferments d’anarchie couvaient encore, le voyant raconte des faits de tous points analogues à ceux que nous avons vus se dérouler depuis. J’ai assisté aux procès nihilistes ; je peux témoigner que plusieurs des hommes et des attentats qu’on y jugeait étaient la reproduction identique des hommes et des attentats imaginés d’avance par le romancier. — Ce livre est une explication ; si on le traduit, comme je le désire[1], l’Occident connaîtra enfin les vraies données du problème, qu’il semble ignorer, puisqu’il les cherche dans la politique. Dostoïevsky nous montre les diverses catégories d’esprits où se recrute la secte ; d’abord le simple, le croyant à rebours, qui met sa capacité de ferveur religieuse au service de l’athéisme ; notre auteur trouve un trait frappant pour le peindre. On sait que dans toute chambre russe un petit autel supporte des images de sainteté : « Le lieutenant Erkel, ayant jeté et brisé à coups de hache les images, disposa sur les

  1. M. Derély vient de terminer la traduction des Possédés, elle paraîtra prochainement. (Mai 1886.)