Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/328

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quelque consommation de l’Évangile. Appelons cela, si vous voulez, du réalisme mystique. Nature double, de quelque côté qu’on la regarde, le cœur d’une Sœur de charité et l’esprit d’un grand inquisiteur. Je me le figure vivant dans un autre siècle, ― ni lui ni ses héros n’appartiennent au nôtre, ils comptent dans cette fraction du peuple russe soustraite au temps occidental ; ― je le vois mieux à l’aise dans des temps de grandes cruautés et de grands dévouements, hésitant entre un saint Vincent de Paul et un Laubardement, devançant l’un à la recherche des enfants abandonnés, s’attardant après l’autre pour ne rien perdre des pétillements d’un bûcher. Selon qu’on est plus touché par tel ou tel excès de son talent, on peut l’appeler avec justice un philosophe, un apôtre, un aliéné, le consolateur des affligés ou le bourreau des esprits tranquilles, le Jérémie du bagne ou le Shakespeare de la maison des fous ; toutes ces appellations seront méritées : prise isolément, aucune ne sera suffisante.

Peut-être faudrait-il dire de lui ce qu’il disait de toute sa race, dans une page de Crime et châtiment : « L’homme russe est un homme vaste, vaste comme sa terre, terriblement enclin à tout ce qui est fantastique et désordonné ; c’est un grand malheur d’être vaste sans génie particulier. » ― J’y souscris ; mais je souscris aussi au jugement que j’ai entendu porter sur ce livre par un des maîtres de la psychologie contemporaine : « Cet homme ouvre des horizons inconnus sur des âmes différentes des nôtres ; il nous révèle un monde nouveau, des natures plus puissantes pour le mal comme pour le bien, plus fortes pour vouloir et pour souffrir. »