Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/337

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l’esprit qui s’enfuyait et, comme il est d’usage, servir son ambition sur cette tombe. Tandis que le vent de février emportait cette éloquence avec les feuilles séchées et la poussière des neiges retournées par la bêche, je m’efforçais de juger en toute équité la valeur morale de cet homme et de son action. J’étais aussi perplexe que lorsqu’il faut prononcer sur sa valeur littéraire. Il avait épanché sur ce peuple et réveillé en lui de la pitié, de la piété même : mais au prix de quels excès d’idées, de quels ébranlements moraux ! Il avait jeté son cœur à la foule, ce qui est bien, mais sans le faire précéder de la sévère et nécessaire compagne du cœur, la raison.

J’aurais cherché longtemps mon jugement, si je n’avais revu soudain toute la suite de cette vie, née dans un hôpital, éteinte au début par la misère, la maladie et le chagrin, continuée en Sibérie dans les bagnes, les casernes, pourchassée depuis sur toutes les routes par la détresse matérielle et morale, toujours écrasée et ennoblie par un travail rédempteur. Alors je compris que cette âme persécutée échappait à notre mesure, fausse parce qu’elle est unique ; je remis le jugement à Celui qui a autant de poids divers qu’il y a de cœurs et de destinées. Et quand je m’inclinai sur ce refuge de boue qu’il avait eu tant de peine à gagner, en y poussant à mon tour de la neige sur les couronnes de laurier entassées, je ne trouvai d’autre adieu que les mots de l’étudiant à la pauvre fille, les mots qui résumaient toute la foi de Dostoïevsky et devaient lui revenir : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline ; je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »