Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/347

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pas primitif ; son amour ne se sépare pas de toutes les complications intellectuelles que notre éducation littéraire prête à cette passion. — « Ce qu’il y a de terrible et de doux dans ma condition, c’est que je sens que je la comprends, Marianne, et qu’elle ne me comprendra jamais. Elle ne me comprendra pas, non qu’elle me soit inférieure, au contraire ; elle ne doit pas me comprendre. Elle est heureuse ; elle est comme la nature : égale, tranquille, toute en soi. » — La figure de cette petite Asiatique, mystérieuse et farouche comme une jeune louve, est dessinée avec un relief extraordinaire ; j’en appelle à tous ceux qui ont pratiqué l’Orient et constaté la fausseté des types orientaux fabriqués par la littérature européenne ; ceux-là retrouveront dans les Cosaques l’évocation surprenante de cet autre monde moral.

Si Tolstoï a pu nous rendre ce monde visible, c’est qu’il nous le montre baignant dans la nature qui l’explique ; la légère idylle sert de prétexte à d’exactes et magnifiques descriptions du Caucase ; la steppe, la forêt, la montagne vivent comme leurs habitants ; leurs grandes voix couvrent et appuient les voix humaines, comme l’orchestre dirige la partie de chant dans un chœur. Plus tard, l’écrivain, acharné à fouiller les âmes, ne retrouvera jamais au même degré ce profond sentiment de la nature, ce débordement du panthéisme qui fait dire à Olénine : « Mon bonheur, c’est d’être avec la nature, de la voir, de lui parler. »

Panthéisme et pessimisme, telles paraissent être au début les deux tendances maîtresses entre lesquelles oscille l’esprit de Tolstoï. Trois Morts, le fragment dont