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qu’il s’exprime[1] : au moment où l’on y pense le moins, on trouve la trace de cette langue dans les Essais ; chaque page du livre porte la marque de l’esprit latin.

C’est la syntaxe surtout qui a un air de famille : habitué, dès le jeune âge, à penser d’abord en latin, notre auteur a conservé toute sa vie la facture de la phrase, les formes syntaxiques en usage chez les Romains. Quoique habitant du Périgord et presque Gascon, Montaigne est, comme écrivain, de la famille des H. Estienne, des Calvin, des Pasquier, et ce lien de parenté, c’est à la connaissance du latin surtout qu’il le doit ; mais il avait l’imagination impressionnable des méridionaux, et cette connaissance a laissé dans son esprit une empreinte plus profonde et plus durable que chez aucun de ses contemporains. Nourri de Sénèque et de Lucrèce, admirateur de César et de Tite-Live, c’est surtout quand il commente, quand il nous fait un récit tiré de leurs ouvrages, qu’on reconnaît le commerce long et intime qu’il a eu avec les anciens. Ils lui ont communiqué à ce point la façon de rendre et d’exprimer leurs idées, que la manière de les mettre en relief, la tournure donnée à la phrase, l’ordre des propositions semble être frappé au cachet latin.

Si l’on peut affirmer que la syntaxe des Essais, tout en ayant des allures françaises, en retenant le tour d’imagination qui est propre à leur auteur, est surtout latine, on doit reconnaître que le vocabulaire appartient principalement à la langue ordinaire du temps. « Le parler que j’aime, nous dit Montaigne, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche » (I, 25). Car, si en écrivant, et surtout en consignant dans son livre quelque idée, quelque maxime des anciens, il conservait à sa plume l’apparence latine, c’était le plus souvent des mots alors en usage qu’il se servait. Il peut trouver le françois « non pas maniant et vigoureux suffisamment, » il lui paraît « assez abondant » (III, 5). « Il n’est rien, dit qu’on ne fit du jargon de nos chasses et de nostre guerre, qui est un généreux terrein à emprunter, » (ibid.). Il ne se mêle pas aux querelles des Meigret, des Ramus et des autres ; il reçoit dans sa maison son ami Jacques Peletier. Son esprit naturellement poétique n’admet que les théories et les tentatives de la pléïade.

  1. Voir Essais, liv. III, ch. ii : « Je suis tombé trois fois en ma vie… j’ay tousjours eslancé du fond des entrailles les premières paroles latines. »