Page:Voltaire - Œuvres complètes, Beuchot, Tome 33, 1829.djvu/347

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avec qui nous avons soupé ! et encore dans ces six rois il y en a un à qui j’ai fait l’aumône. Peut-être y a-t-il beaucoup d’autres princes plus infortunés. Pour moi, je n’ai perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison, tout est bien. Je le souhaite, dit Martin. Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. Cela n’est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrivées. Il est très commun que des rois soient détrônés ; et à l’égard de l’honneur que nous avons eu de souper avec eux, c’est une bagatelle qui ne mérite pas notre attention. Qu’importé avec qui l’on soupe, pourvu qu’on fasse bonne chère ?

A peine Candide fut-il dans le vaisseau, qu’il sauta au cou de son ancien valet, de son ami Cacambo. Eh bien ! lui dit-il, que fait Cunégonde ? est-elle toujours un prodige de beauté ? m’aime-t-elle toujours ? comment se porte-t-elle ? Tu lui as, sans doute, acheté un palais à Constantinople ?

Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu d’écuelles ; elle est esclave dans la maison d’un ancien souverain, nommé Ragotski[1], à qui le Grand-Turc donne trois écus par jour dans son asile ; mais, ce qui est bien plus triste, c’est

  1. Voltaire a parlé de Ragotski dans le chap. XXII du Siècle de Louis XIV ; voyez tome XX. Ragotski est mort en 1785. B.