Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome04.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dérèglements que toutes ces pièces représentent. C’est précisément contre les Ravaillac et les Jacques Clément que la pièce est composée ; ce qui a fait dire à un homme de beaucoup d’esprit que si Mahomet avait été écrit du temps de Henri III et de Henri IV, cet ouvrage leur aurait sauvé la vie. Est-il possible qu’on ait pu faire un tel reproche à l’auteur de la Henriade, lui qui a élevé sa voix si souvent, dans ce poème et ailleurs, je ne dis pas seulement contre de tels attentats, mais contre toutes les maximes qui peuvent y conduire ?

J’avoue que plus j’ai lu les ouvrages de cet écrivain, plus je les ai trouvés caractérisés par l’amour du bien public. Il inspire partout l’horreur contre les emportements de la rébellion, de la persécution, et du fanatisme. Y a-t-il un bon citoyen qui n’adopte toutes les maximes de la Henriade ? Ce poëme ne fait-il pas aimer la véritable vertu ? Mahomet me paraît écrit entièrement dans le même esprit, et je suis persuadé que ses plus grands ennemis en conviendront.

Il vit bientôt qu’il se formait contre lui une cabale dangereuse : les plus ardents avaient parlé à des hommes en place, qui, ne pouvant voir la représentation de la pièce, devaient les en croire. L’illustre Molière, la gloire de la France, s’était trouvé autrefois à peu près dans le même cas lorsqu’on joua le Tartuffe ; il eut recours directement à Louis le Grand, dont il était connu et aimé. L’autorité de ce monarque dissipa bientôt les interprétations sinistres qu’on donnait au Tartuffe. Mais les temps sont différents ; la protection qu’on accorde à des arts tout nouveaux ne peut pas être toujours la même après que ces arts ont été cultivés. D’ailleurs tel artiste n’est pas à portée d’obtenir ce qu’un autre a eu aisément. Il eût fallu des mouvements, des discussions, un nouvel examen. L’auteur jugea plus à propos de retirer sa pièce lui-même, après la troisième représentation, attendant que le temps adoucît quelques esprits prévenus ; ce qui ne peut manquer d’arriver dans une nation aussi spirituelle et aussi éclairée que la française[1]. On mit dans les nouvelles publiques que la tragédie de Mahomet avait été défendue par le gouvernement : je puis assurer qu’il n’y a rien de plus faux[2]. Non-seulement il n’y a pas eu

  1. Ce que l’éditeur semblait espérer en 1742 est arrivé en 1751. La pièce fut représentée alors avec un prodigieux concours. Les cabales et les persécutions cédèrent au cri public, d’autant plus qu’on commençait à sentir quelque honte d’avoir forcé à quitter sa patrie un homme qui travaillait pour elle. — (Note de Voltaire dans l’édition de 1752.)
  2. Ce n’était que trop vrai : voyez la lettre à Marville, du 14 août 1742.