Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome04.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
178
AVERTISSEMENT.

dont le merveilleux choque la vraisemblance : ils naissent du sujet ; c’est l’événement historique vivement représenté. Peut-on n’être pas touché, enlevé, dans la scène où Narbas arrive au moment que Mérope va immoler son fils, qu’elle croit venger ? dans la scène où elle ne peut sauver son fils d’une mort inévitable qu’en le faisant connaître au tyran ? Le cinquième acte égale ou surpasse le peu de cinquièmes actes excellents qu’on a vus sur le théâtre. Tout se passe hors du théâtre ; et l’auteur a transporté, ce semble, toute l’action sur le théâtre avec un art admirable. La narration d’Isménie n’est pas de ces narrations étudiées, hors d’œuvre, où l’esprit brille à contretemps, qui ralentissent l’action, qui dégénèrent en fadeur ; elle est toute action. Le trouble d’Isménie peint le tumulte qu’elle raconte. Je ne parle point de la versification ; le poëte, admirable versificateur, s’est surpassé. Jamais sa versification ne fut plus belle et plus claire. Tous ceux qu’un zèle raisonnable anime contre la corruption des mœurs, qui souhaitent la réformation du théâtre, qui voudraient qu’imitateurs exacts des Grecs, que nous avons surpassés dans plusieurs perfections de la poésie dramatique, nous eussions plus de soin d’atteindre à sa véritable fin, de rendre le théâtre, comme il peut l’être, une école des mœurs : tous ceux qui pensent si raisonnablement doivent être charmés de voir un aussi grand poëte, un poëte aussi accrédité que le fameux Voltaire, donner une tragédie sans amour.

Il n’a point hasardé imprudemment une entreprise si utile ; aux sentiments de l’amour, il substitue des sentiments vertueux qui n’ont pas moins de force. Quelque prévenu qu’on soit pour les tragédies dont l’amour forme l’intrigue, il est cependant vrai (et nous l’avons souvent remarqué) que les tragédies qui ont le plus réussi ne doivent pas leurs succès aux scènes amoureuses. Au contraire, tous les connaisseurs habiles soutiennent que la galanterie romanesque a dégradé notre théâtre, et aussi nos meilleurs poëtes. Le grand Corneille l’a senti ; il souffrait avec peine la servitude où le réduisait le mauvais goût dominant : n’osant encore bannir du théâtre l’amour, il en a banni l’amour heureux ; il ne lui a permis ni bassesse ni faiblesse ; il l’a élevé jusqu’à l’héroïsme, aimant mieux passer le naturel que de s’abaisser à un naturel trop tendre et contagieux.

Voilà, mon révérend père, le jugement que votre illustre ami demande ; je l’ai écrit à la hâte, c’est une preuve de ma déférence ; mais l’amitié paternelle, qui m’attache à lui depuis son enfance, ne m’a point aveuglé. J’ai l’honneur d’être avec les sentiments que vous connaissez, mon cher ami, mon cher fils, la gloire de votre père, entièrement à vous.


TOURNEMINE, jésuite

Ce 23 décembre 1738