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MÉMOIRES.
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protestants. Il me parut plaisant d’acquérir des domaines dans les seuls pays de la terre où il ne m’était pas permis d’en avoir. J’achetai par un marché singulier, et dont il n’y avait point d’exemple dans le pays, un petit bien[1] d’environ soixante arpents, qu’on me vendit le double de ce qu’il eût coûté auprès de Paris ; mais le plaisir n’est jamais trop cher : la maison est jolie et commode ; l’aspect en est charmant ; il étonne et ne lasse point. C’est d’un côté le lac de Genève, c’est la ville de l’autre ; le Rhône en sort à gros bouillons, et forme un canal au bas de mon jardin ; la rivière d’Arve, qui descend de la Savoie, se précipite dans le Rhône ; plus loin on voit encore une autre rivière. Cent maisons de campagne, cent jardins riants, ornent les bords du lac et des rivières ; dans le lointain s’élèvent les Alpes, et à travers leurs précipices on découvre vingt lieues de montagnes couvertes de neiges éternelles. J’ai encore une plus belle maison[2], et une vue plus étendue à Lausanne ; mais ma maison auprès de Genève est beaucoup plus agréable. J’ai dans ces deux habitations ce que les rois ne donnent point, ou plutôt ce qu’ils ôtent, le repos et la liberté ; et j’ai encore ce qu’ils donnent quelquefois, et que je ne tiens pas d’eux ; je mets en pratique ce que j’ai dit dans le Mondain :

Oh ! le bon temps que ce siècle de fer !

Toutes les commodités de la vie en ameublements, en équipages, en bonne chère, se trouvent dans mes deux maisons ; une société douce et de gens d’esprit remplit les moments que l’étude et le soin de ma santé me laissent. Il y a là de quoi faire crever de douleur plus d’un de mes chers confrères les gens de lettres : cependant je ne suis pas né riche, il s’en faut de beaucoup. On me demande par quel art je suis parvenu à vivre comme un fermier général ; il est bon de le dire, afin que mon exemple serve. J’ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés que j’ai conclu dès longtemps que je ne devais pas en augmenter le nombre.

Il faut être, en France, enclume ou marteau : j’étais né enclume. Un patrimoine court devient tous les jours plus court, parce que tout augmente de prix à la longue, et que souvent le gouvernement a touché aux rentes et aux espèces. Il faut être

  1. Voltaire acheta, en 1754, un petit bien nommé Sur-Saint-Jean, et, qu’il appela les Délices. Il s’en défit quelques années après.
  2. Monriond, acheté en 1755, et qu’il revendit en 1757.