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MÉMOIRES.

La philosophie a remporté encore une plus grande victoire sur ses ennemis à Lausanne. Quelques ministres s’étaient avisés dans ce pays-là de compiler je ne sais quel mauvais livre contre moi, pour l’honneur, disaient-ils, de la religion chrétienne. J’ai trouvé sans peine le moyen de faire saisir les exemplaires, et de les supprimer par autorité du magistrat[1] : c’est peut-être la première fois qu’on ait forcé des théologiens à se taire, et à respecter un philosophe[2]. Jugez si je ne dois pas aimer passionnément ce pays-ci. Êtres pensants, je vous avertis qu’il est très-agréable de vivre dans une république aux chefs de laquelle on peut dire : Venez dîner demain chez moi. Cependant je ne me suis pas encore trouvé assez libre ; et ce qui est, à mon gré, digne de quelque attention, c’est que, pour l’être parfaitement, j’ai acheté des terres en France. Il y en avait deux à ma bienséance, à une lieue de Genève, qui avaient joui autrefois de tous les priviléges de cette ville. J’ai eu le bonheur d’obtenir du roi un brevet par lequel ces priviléges me sont conservés. Enfin j’ai tellement arrangé ma destinée que je me trouve indépendant à la fois en Suisse, sur le territoire de Genève, et en France.

J’entends parler beaucoup de liberté, mais je ne crois pas qu’il y ait eu en Europe un particulier qui s’en soit fait une comme la mienne. Suivra mon exemple qui voudra ou qui pourra.

Je ne pouvais certainement mieux prendre mon temps pour chercher cette liberté et le repos loin de Paris. On y était alors aussi fou et aussi acharné dans des querelles puériles que du

  1. Il s’agit du volume intitulé la Guerre littéraire ; Voltaire en avait demandé la suppression, mais ne l’obtint pas : voyez tome XIV, page xi.
  2. Cela était cependant arrivé une fois en France, et sous le règne de François Ier. Voici un extrait d’une lettre qu’il écrivit au parlement de Paris, en date du 9 avril 1526 :

    « Et parce que nous sommes duement acertenés qu’indifféremment ladite faculté (la Sorbonne) et ses suppôts écrivent contre un chacun en dénigrant leur honneur, état et renommée, comme ont fait contre Érasme, et pourraient s’efforcer à faire le semblable contre autres, nous vous commandons qu’ils n’aient en général rien particulier à écrire, ni composer, et imprimer choses quelconques qu’elles n’aient été premièrement revues et approuvées par vous ou vos commis, et en pleine chambre délivrées. » François Ier ne conserva pas longtemps cette sage politique, et son intolérance prépara les malheurs qui désolèrent la France sous le règne de ses petits-fils, et causèrent la ruine et la destruction de sa famille. Cet ordre donné au parlement ne renfermait rien de contraire à la loi naturelle ; la Sorbonne jouissant en France d’un privilége exclusif pour le commerce de théologie, le gouvernement était en droit de soumettre ce privilége à toutes les restrictions qu’il jugeait convenables. (K.)