vers qu’il eût faits en sa vie[1]. Le duc de Choiseul, de son côté, tint parole, et fut discret.
Pour rendre la plaisanterie complète, j’imaginai de poser les premiers fondements de la paix de l’Europe sur ces deux pièces, qui devaient perpétuer la guerre jusqu’à ce que Frédéric fût écrasé. Ma correspondance avec le duc de Choiseul me fit naître cette idée ; elle me parut si ridicule, si digne de tout ce qui se passait alors, que je l’embrassai ; et je me donnai la satisfaction de prouver par moi-même sur quels petits et faibles pivots roulent les destinées des royaumes. M. de Choiseul m’écrivit plusieurs lettres ostensibles tellement conçues que le roi de Prusse pût se hasarder à faire quelques ouvertures de paix, sans que l’Autriche pût prendre ombrage du ministère de France ; et Frédéric m’en écrivit de pareilles, dans lesquelles il ne risquait pas de déplaire à la cour de Londres. Ce commerce très-délicat dure encore ; il ressemble aux mines que font deux chats qui montrent d’un côté patte de velours, et des griffes de l’autre. Le roi de Prusse, battu par les Russes, et ayant perdu Dresde, a besoin de la paix ; la France, battue sur terre par les Hanovriens, et sur mer par les Anglais, ayant perdu son argent très-mal à propos, est forcée de finir cette guerre ruineuse.
Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.
(Cinna, I, iii.)
Aux Délices, ce 27 de novembre 1759.
Je continue, et ce sont toujours des choses singulières. Le roi de Prusse m’écrit du 17 de décembre[2] : « Je vous en manderai davantage de Dresde, où je serai dans trois jours ; » et le troisième jour il est battu par le maréchal Daun, et il perd dix-huit mille hommes[3]. Il me semble que tout ce que je vois est la fable du Pot au lait[4]. Notre grand marin Berryer, ci-devant lieutenant de police à Paris, et qui a passé de ce poste à celui de secrétaire d’État et de ministre des mers, sans avoir jamais vu d’autre flotte que
- ↑ La lettre du roi de Prusse en envoyant son ode, et la réponse de Voltaire, ne sont point dans la Correspondance, mais il y en a trace : « Pour votre nièce, qu’elle me brûle ou qu’elle me rôtisse, cela m’est assez indifférent, » dit le roi de Prusse, dans sa lettre à Voltaire du 18 juillet 1759.
- ↑ Lisez : du 17 novembre.
- ↑ La victoire de Daun sur les Prussiens, à Maxen en Saxe, est du 20 novembre 1759.
- ↑ La Fontaine, fable vii, livre X.