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ÉLOGE DE VOLTAIRE


la Bastille même que notre jeune poëte composa les deux premiers chants de sa Henriade ? cependant cela est vrai : sa prison devint un Parnasse pour lui, où les muses l’inspirèrent. Ce qu’il y a de certain, c’est que le second chant est demeuré tel qu’il l’avait d’abord minuté : faute de papier et d’encre, il en apprit les vers par cœur, et les retint.

Peu après son élargissement, soulevé contre les indignes traitements et les opprobres dont il avait enduré la honte dans sa patrie, il se retira en Angleterre[1], où il éprouva non-seulement l’accueil le plus favorable du public, mais où bientôt il forma un nombre d’enthousiastes. Il mit à Londres la dernière main à la Henriade, qu’il publia alors sous le nom du Poëme de la Ligue. Notre jeune poëte, qui savait tout mettre à profit, pendant qu’il fut en Angleterre s’appliqua principalement à l’étude de la philosophie. Les plus sages et les plus profonds philosophes y fleurissaient alors. Il saisit le fil avec lequel le circonspect Locke s’était conduit dans le dédale de la métaphysique, et, refrénant son imagination impétueuse, il l’assujettit aux calculs laborieux de l’immortel Newton. Il s’appropria si bien les découvertes de ce philosophe, et ses progrès furent tels, que, dans un abrégé[2], il exposa si clairement le système de ce grand homme qu’il le mit à la portée de tout le monde.

Avant lui, M. de Fontenelle était l’unique philosophe qui, répandant des fleurs sur l’aridité de l’astronomie, l’eût rendue susceptible d’amuser le loisir du beau sexe. Les Anglais étaient flattés de trouver un Français qui, non content d’admirer leurs philosophes, les traduisait dans sa langue. Tout ce qu’il y avait de plus illustre à Londres s’empressait à le posséder ; jamais étranger ne fut accueilli plus favorablement de cette nation ; mais, quelque flatteur que fût ce triomphe pour l’amour-propre, l’amour de la patrie l’emporta dans le cœur de notre poëte, et il retourna en France.

Les Parisiens, éclairés par les suffrages qu’une nation aussi savante que profonde avait donnés à notre jeune auteur, commencèrent à se douter que dans leur sein il était né un grand homme. Alors parurent les Lettres sur les Anglais[3], où l’auteur peint avec des traits forts et rapides les mœurs, les arts, les religions, et le gouvernement de cette nation. La tragédie de Brutus[4], faite pour plaire à ce peuple libre, succéda bientôt après, ainsi que Mariamne, et une foule d’autres pièces[5].

Il se trouvait alors en France une dame célèbre par son goût pour les arts et pour les sciences. Vous devinez bien, messieurs, que c’est de l’illustre marquise du Châtelet dont nous voulons parler. Elle avait lu les ouvrages philosophiques de notre jeune auteur ; bientôt elle fit sa connaissance ; le désir de s’instruire, et l’ardeur d’approfondir le peu de vérités qui sont à la portée de l’esprit humain, resserra les liens de cette amitié, et

  1. Le voyage de Voltaire en Angleterre n’est que de 1726.
  2. Les Éléments de la Philosophie de Newton ; voyez tome XXII, page 393.
  3. Ou Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 75.
  4. Tome II, page 301.
  5. Mariamne, jouée le 6 mars 1724, est antérieure de deux ans au voyage de Voltaire à Londres.