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PAR LA HARPE


ces rapprochements que l’on aime, et qui peuvent être une nouvelle source de vérités et d’idées, lorsqu’on n’en fait pas une vaine affectation d’esprit ? Nos jugements ne sont guère que des comparaisons et des préférences : heureux quand ils ne sont pas des exclusions !

Tous deux ont possédé ce mérite si rare de l’élégance continue et de l’harmonie, sans lequel, dans une langue formée, il n’y a point d’écrivain[1] ; mais l’élégance de Racine est plus égale, celle de Voltaire est plus brillante. L’une plaît davantage au goût, l’autre à l’imagination. Dans l’un le travail, sans se faire sentir, a effacé jusqu’aux imperfections les plus légères ; dans l’autre, la facilité se fait apercevoir à la fois et dans les beautés et dans les fautes. Le premier a corrigé son style, sans en refroidir l’intérêt ; l’autre y a laissé des taches, sans en obscurcir l’éclat. Ici les effets tiennent plus

  1. Quoiqu’on se soit proposé de ne faire que très-peu de notes, il s’en présente une ici qui peut être utile à ceux qui la liront avec réflexion. De jeunes têtes exaltées par la vaine prétention de trouver du neuf avant de chercher le raisonnable ont mis en avant un principe fort dangereux, celui de se faire en poésie une autre langue, disent-ils, que celle de Despréaux, de Racine et de Voltaire, qui leur semble usée. En conséquence les uns tâchent de rajeunir celle de Ronsard et de du Bartas ; les autres se font un jargon composé de barbarismes et de figures incohérentes et insensées, et croient s’être bien défendus contre la critique en disant qu’il faut encourager ces hardiesses en poésie, et que ce sont ces fautes mêmes qui prouvent le talent. Ils sont égarés par un faux principe. Sans doute il faut chercher des beautés neuves, et c’est la marque du vrai talent que de les rencontrer. Mais il y a des règles universelles, des données, pour ainsi dire, dans l’art d’écrire, comme dans tous les autres ; et il faut avant tout s’être accoutumé à les observer, parce que sans elles il n’y a point de style. Ce n’est point la violation de ces règles indispensables qui défendent de blesser jamais ni la justesse des idées ni celle des images et des expressions ; ce n’est point l’infraction si facile d’un précepte si important qui peut donner à la diction un caractère de nouveauté. Si cela était, il suffirait d’être bizarre pour être neuf, et extravagant pour être sublime. C’est dans une imagination sensible qu’il faut chercher les beautés d’expression qui ont pu échapper à nos prédécesseurs. Voltaire n’écrit pas comme Racine : ces deux manières sont fort différentes ; mais toutes deux sont subordonnées aux mêmes principes. La combinaison nouvelle et des idées et des termes, voilà ce qui distingue l’écrivain supérieur, en vers comme en prose ; mais il ne doit ni la chercher toujours, ni surtout laisser trop sentir cette recherche. Le grand mérite est de paraître toujours naturel, même lorsqu’on est le plus neuf ; c’est celui de Racine ; et quoique Voltaire ne l’ait pas eu au même degré, parce que le caractère de son génie ne le portait pas à travailler autant ses vers, il s’en faut beaucoup que ce genre de beauté lui soit étranger, comme l’ont dit des censeurs passionnés. Quand il fait dire à Idamé, dans l’Orphelin de la Chine :

    Il vous souvient du temps et de la vie obscure
    Où le ciel enfermait votre grandeur future,


    cette expression est neuve ; mais en est-elle moins juste paraît-elle extraordinaire ? Il n’y a même que les connaisseurs qui fassent remarquer ces sortes de beautés ; mais tous les lecteurs les sentent sans les analyser ; et c’est ce qui fait lire et vivre les bons ouvrages longtemps avant que l’on ait reconnu tout leur prix, (Note de l’auteur de l’Éloge.)