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PAR LA HARPE.


toutes les manières, comme l’avarice tourmente ses richesses pour les augmenter. Chacun de ses moments devait un tribut à sa renommée, et chaque portion de la durée, un titre à son immortalité. Il eût voulu qu’il n’y eût pas une de ses heures stérile pour le monde ni pour lui. Jamais le loisir ne parut nécessaire à cette tête robuste, qui n’avait besoin que de changer de travaux. Jamais son action ne fut interrompue ni ralentie par les distractions de la société, ni par l’embarras des affaires, ni dans le tumulte des voyages, ni dans la dissipation des cours, ni même au milieu des séductions du plaisir et parmi les orages des passions. Elles ne furent pas sans doute étrangères à cette imagination bouillante et impétueuse ; mais toujours elles furent subordonnées à l’ascendant de la gloire, qui absorbait tout. Il ne restait de ces tempêtes passagères que l’impression qui sert à les mieux peindre, comme l’excellente compagnie où il fut admis dès sa jeunesse, sans l’amollir et l’enchaîner par ses charmes, ne fit qu’épurer son goût et lui donner cette politesse noble qui le distingua toujours, et qui semblait un des heureux attributs qu’il avait hérités du siècle de Louis XIV.

Je sais que la raison vulgaire n’a souvent jeté qu’un regard de pitié sur cette agitation continuelle, élément de tout ce qui est né pour les grandes choses ; qu’elle affecte de n’y voir que les faiblesses humiliantes de l’humanité. Elle nous représente un homme tel que Voltaire incessamment entraîné par un fantôme impérieux auquel il s’est soumis, et qui lui a dit, au moment où il lui apparut pour la première fois : Tu ne reposeras plus. Elle nous le montre courant sans relâche sur les traces de ce spectre qui lui commande, le suivant dans les villes, dans les campagnes, dans les cours ; le retrouvant dans la solitude, au fond des bois, et sur le bord des fontaines ; elle nous retrace, avec une compassion insultante, les angoisses d’un homme battu par tous les vents de l’opinion, veillant jour et nuit, l’oreille ouverte au moindre bruit de la renommée, et ne respirant qu’au gré des caprices d’une multitude aveugle et inconstante ; cette inquiétude, que rien ne peut calmer cette soif, que rien ne peut éteindre, des succès toujours incertains et toujours empoisonnés ; une lutte éternelle contre l’injustice et la haine ; des fatigues sans terme, et une vieillesse sans repos ; et, après cette affligeante peinture, on nous demande avec dédain si c’est là le partage de ces hommes que l’on appelle grands !

Âmes communes, de quel droit vous faites-vous les juges des destinées du génie ? Avez-vous assisté à ses pensées, et vous est-il permis de vous mettre à sa place ? Vous voyez ses épreuves et ses sacrifices ; connaissez-vous ses besoins et ses dédommagements ? savez-vous ce que vaut un jour de véritable gloire, quel espace il occupe dans la vie d’un grand homme et dans le souvenir de l’envie, quel poids il a dans la balance de la postérité ? Tel est, si vous l’ignorez, tel est le calcul de toute passion forte : des moments de jouissance et des années de tourments. Cette compensation ne peut pas exister pour le commun des hommes ; mais s’il n’y en eût pas eu de faits pour la connaître, le monde serait encore dans l’enfance, et les arts dans le néant.

Oui, je l’avoue, et l’on ne saurait le nier sans démentir l’expérience ; au