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VIE DE VOLTAIRE.

qui s’en vengea en le faisant insulter par ses gens, sans compromettre sa sûreté personnelle. Ce fut à la porte de l’hôtel de Sully, où il dinait, qu’il reçut cet outrage, dont le duc de Sully ne daigna témoigner aucun ressentiment, persuadé sans doute que les descendants des Francs ont conservé droit de vie et de mort sur ceux des Gaulois. Les lois furent muettes ; le parlement de Paris, qui a puni ou fait punir de moindres outrages lorsqu’ils ont eu pour objet quelqu’un de ses subalternes, crut ne rien devoir à un simple citoyen qui n’était que le premier homme de la nation, et garda le silence.

Voltaire voulut prendre les moyens de venger l’honneur outragé, moyens autorisés par les mœurs des nations modernes, et proscrits par leurs lois : la Bastille, et au bout de six mois[1] l’ordre de quitter Paris, furent la punition de ses premières démarches. Le cardinal de Fleury n’eut pas même la petite politique de donner à l’agresseur la plus légère marque de mécontentement. Ainsi, lorsque les lois abandonnaient les citoyens, le pouvoir arbitraire les punissait de chercher une vengeance que ce silence rendait légitime, et que les principes de l’honneur prescrivaient comme nécessaire. Nous osons croire que de notre temps la qualité d’homme serait plus respectée, que les lois ne seraient plus muettes devant le ridicule préjugé de la naissance, et que, dans une querelle entre deux citoyens, ce ne serait pas à l’offensé que le ministère enlèverait sa liberté et sa patrie.

Voltaire fit encore à Paris un voyage secret et inutile[2] ; il vit trop qu’un adversaire, qui disposait à son gré de l’autorité ministérielle et du pouvoir judiciaire, pourrait également l’éviter et le perdre. Il s’ensevelit dans la retraite, et dédaigna de s’occuper plus longtemps de sa vengeance, ou plutôt il ne voulut se venger qu’en accablant son ennemi du poids de sa gloire, et en le forçant d’entendre répéter, au bruit des acclamations de l’Europe, le nom qu’il avait voulu avilir.

    lui-même le rendez-vous à la porte Saint-Antoine, et le soir même fait part à sa famille du cartel qu’il a reçu. Tous les Rohans se mettent en mouvement ; ils courent à Versailles… et Voltaire est envoyé à la Bastille. »

    Guy-Auguste de Rohan-Chabot, né en 1683, nommé maréchal de camp en 1719, lieutenant général en 1734, est mort le 13 septembre 1760. Il avait épousé la fille de Mme  Guyon, dont Voltaire parle dans son Siècle de Louis XIV, chapitre xxxviii ; voyez tome XV, page 63.

    Voltaire fut mis à la Bastille le 17 avril 1726. Il demanda la permission d’aller en Angleterre, et le 29 avril fut donné l’ordre de son élargissement, sous la condition d’aller en Angleterre. Il dut partir le 2 mai, sous la conduite d’un nommé Condé, qui avait mission de l’accompagner jusqu’à Calais (voyez l’Histoire de la détention des philosophes, etc., par J. Delort, 1829, tome II, pages 34 et suiv.).

    Cette seconde détention de Voltaire fut donc, tout au plus, de seize jours.

    Voltaire, pour punir le duc de Sully de l’indifférence qu’il avait montrée lors de l’insulte faite par Rohan, supprima, dans la Henriade, le personnage de Sully qu’il y avait d’abord placé, et le remplaça par Mornay ; voyez tome VIII, page 62.

  1. La détention ne fut pas de six mois, mais de quelques jours ; voyez la note précédente.
  2. Pour tâcher d’avoir raison du chevalier de Rohan ; voyez sa lettre à Thieriot, du 12 août 1726, tome XXXIII, page 159.