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VIE DE VOLTAIRE.

Elle fut suivie d’Adélaïde du Guesclin[1], également fondée sur l’amour, et où, comme dans Zaïre, des héros français, des événements de notre histoire, rappelés en beaux vers, ajoutaient encore à l’intérêt ; mais c’était le patriotisme d’un citoyen qui se plaît à rappeler des noms respectés et de grandes époques, et non ce patriotisme d’antichambre, qui depuis a tant réussi sur la scène française.

Adélaïde n’eut point de succès. Un plaisant du parterre avait empêché de finir Mariamne, en criant : La reine boit ! un autre fit tomber Adélaïde en répondant : Coussi, coussi à ce mot si noble, si touchant de Vendôme : Es- tu content, Couci ?

Cette même pièce reparut sous le nom du Duc de Foix[2], corrigée moins d’après le sentiment de l’auteur que sur les jugements des critiques ; elle réussit mieux. Mais lorsque, longtemps après, les trois coups de marteau du Philosophe sans le savoir[3] eurent appris qu’on ne sifflerait plus le coup de canon d’Adélaïde ; lorsqu’elle se remontra sur la scène, malgré Voltaire, qui se souvenait moins des beautés de sa pièce que des critiques qu’elle avait essuyées ; alors elle enleva tous les suffrages, alors on sentit toute la beauté du rôle de Vendôme, aussi amoureux qu’Orosmane : l’un, jaloux par la suite d’un caractère impérieux ; l’autre, par l’excès de sa passion ; l’un, tyrannique par l’impétuosité et la hauteur naturelle de son âme ; l’autre, par un malheur attaché à l’habitude du pouvoir absolu. Orosmane, tendre, désintéressé dans son amour, se rend coupable dans un moment de délire où le plonge une erreur excusable, et s’en punit en s’immolant lui-même ; Vendôme, plus personnel, appartenant à sa passion plus qu’à sa maîtresse, forme, avec une fureur plus tranquille, le projet de son crime, mais l’expie par ses remords et par le sacrifice de son amour. L’un montre les excès et les malheurs où la violence des passions entraîne les âmes généreuses ; l’autre, ce que peuvent le repentir et le sentiment de la vertu sur les âmes fortes, mais abandonnées à leurs passions.

On prétend que le Temple du Goût[4] nuisit beaucoup au succès d’Adélaïde. Dans cet ouvrage charmant, Voltaire jugeait les écrivains du siècle passé, et même quelques-uns de ses contemporains. Le temps a confirmé tous ses jugements ; mais alors ils parurent autant de sacriléges. En observant cette intolérance littéraire, cette nécessité imposée à tout écrivain qui veut conserver son repos, de respecter les opinions établies sur le mérite d’un orateur ou d’un poëte ; cette fureur avec laquelle le public poursuit ceux qui osent, sur les objets même les plus indifférents, ne penser que d’après eux-mêmes, on serait tenté de croire que l’homme est intolérant par sa nature. L’esprit, le génie, la raison, ne garantissent pas toujours de ce malheur. Il est bien peu d’hommes qui n’aient pas en secret quelques idoles dont ils ne voient point de sang-froid qu’on ose affaiblir ou détruire le culte.

  1. Jouée le 18 janvier 1734 ; voyez tome III, page 75.
  2. En 1752 ; voyez tome III, page 197.
  3. Comédie ou drame de Sedaine, jouée le 2 décembre 1765 ; Adélaïde du Guesclin avait été reprise dès le 9 septembre de la même année.
  4. Publié en mars ou avril 1733 ; voyez, tome VIII, page 549.