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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire, instruit du malheur de l’abbé Desfontaines, dont il ne connaissait pas la personne, et qui n’avait auprès de lui d’autre recommandation que de cultiver les lettres, courut à Fontainebleau trouver Mme de Prie, alors toute-puissante, et obtint d’elle la liberté du prisonnier[1], à condition qu’il ne se montrerait point à Paris. Ce fut encore Voltaire qui lui procura une retraite dans la terre d’une de ses amies[2]. Desfontaines y fit un libelle[3] contre son bienfaiteur. On l’obligea de le jeter au feu ; mais jamais il ne lui pardonna de lui avoir sauvé la vie. Il saisissait avidement dans les journaux toutes les occasions de le blesser ; c’était lui qui avait fait dénoncer par un prêtre[4] du séminaire le Mondain, badinage ingénieux où Voltaire a voulu montrer comment le luxe, en adoucissant les mœurs, en animant l’industrie, prévient une partie des maux qui naissent de l’inégalité des fortunes et de la dureté des riches.

Cette dénonciation l’exposa au danger d’une nouvelle expatriation, parce qu’au reproche de prêcher la volupté, si grave aux yeux des gens qui ont besoin de couvrir des vices plus réels du manteau de l’austérité, on joignit le reproche plus dangereux de s’être moqué des plaisirs de nos premiers pères.

Enfin le journaliste publia la Voltairomanie. Ce fut alors que Voltaire, qui depuis longtemps souffrait en silence les calomnies de Desfontaines et de Rousseau, s’abandonna aux mouvements d’une colère dont ces vils ennemis n’étaient pas dignes.

Non content de se venger en livrant ses adversaires au mépris public, en les marquant de ces traits que le temps n’efface point, il poursuivit Desfontaines, qui en fut quitte pour désavouer le libelle[5], et se mit à en faire d’autres pour se consoler. C’est donc à quarante-quatre ans, après vingt années de patience, que Voltaire sortit pour la première fois de cette modération dont il serait à désirer que les gens de lettres ne s’écartassent jamais. S’ils ont reçu de la nature le talent si redoutable de dévouer leurs ennemis au ridicule et à la honte, qu’ils dédaignent d’employer cette arme dangereuse à venger leurs propres querelles, et qu’ils la réservent contre les persécuteurs de la vérité et les ennemis des droits des hommes !

La liaison qui se forma, vers le même temps[6], entre Voltaire et le prince royal de Prusse, était une des premières causes des emportements où ses ennemis se livrèrent alors contre lui. Le jeune Frédéric n’avait reçu de son père que l’éducation d’un soldat ; mais la nature le destinait à être un homme d’un esprit aimable, étendu, et élevé, aussi bien qu’un grand général. Il était relégué à Remusberg par son père, qui, ayant formé le projet de lui faire couper la tête, en qualité de déserteur, parce qu’il avait voulu voyager sans sa permission, avait cédé aux représentations du ministre de l’empereur[7], et s’était contenté de le faire assister au supplice d’un de ses compagnons de voyage[8].

  1. Voyez la lettre de remerciement de Desfontaines, tome XXXIII, page 110.
  2. Mme de Bernières ; voyez la note, tome XXXIII, page 73.
  3. Intitulé l’Apologie de M. de Voltaire ; voyez tome XXIII, page 39.
  4. Nommé Couturier ; voyez tome X, page 88.
  5. Voyez ce désaveu, tome XXXV, pages 241-242.
  6. La première lettre de Frédéric à Voltaire est du 8 août 1736 ; voyez tome XXXIV, page 101.
  7. Le comte de Seckendorff ; voyez ci-devant, page 13.
  8. Catt ou Kat : voyez ci-devant, page 12.