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VIE DE VOLTAIRE.

La Sémiramis de Crébillon avait été oubliée dès sa naissance. Celle de Voltaire est le même sujet que quinze ans auparavant il avait traité sous le nom d’Ériphyle, et qu’il avait retiré du théâtre, quoique la pièce eût été fort applaudie ; il avait mieux senti aux représentations toutes les difficultés de ce sujet ; il avait vu que, pour rendre intéressante une femme qui avait fait périr son mari dans la vue de régner à sa place, il fallait que l’éclat de son règne, ses conquêtes, ses vertus, l’étendue de son empire, forçassent au respect, et s’emparassent de l’âme des spectateurs ; que la femme criminelle fût la maîtresse du monde, et eût les vertus d’un grand roi. Il sentit qu’en mettant sur le théâtre les prodiges d’une religion étrangère, il fallait, par la magnificence, le ton auguste et religieux du style, ne pas laisser à l’imagination le temps de se refroidir, montrer partout les dieux qu’on voulait faire agir, et couvrir le ridicule d’un miracle, en présentant sans cesse l’idée consolante d’un pouvoir divin exerçant sur les crimes secrets des princes une vengeance lente, mais inévitable.

L’amour, révoltant dans Oreste, était nécessaire dans Sémiramis. Il fallait que Ninias eût une amante, pour qu’il pût chérir Sémiramis, répondre à ses bontés, se sentir entraîné vers elle avant de la connaître pour sa mère, sans que l’horreur naturelle pour l’inceste se répandît sur le personnage qui doit exciter l’intérêt. Le style de Sémiramis, la majesté du sujet, la beauté du spectacle, le grand intérêt de quelques scènes, triomphèrent de l’envie et des cabales ; mais on ne rendit justice que longtemps après à Oreste et à Rome sauvée.

Peut-être même n’est-on pas encore absolument juste. Et si on songe que tous les colléges, toutes les maisons où se forment les instituteurs particuliers, sont dévoués au fanatisme ; que dans presque toutes les éducations on instruit les enfants à être injustes envers Voltaire, on n’en sera pas étonné.

Il fit ces trois pièces à Sceaux, chez Mme la duchesse du Maine[1]. Cette princesse aimait le bel esprit, les arts, la galanterie ; elle donnait dans son palais une idée de ces plaisirs ingénieux et brillants qui avaient embelli la cour de Louis XIV, et ennobli ses faiblesses. Elle aimait Cicéron ; et c’était pour le venger des outrages de Crébillon qu’elle excita Voltaire à faire Rome sauvée. Il avait envoyé Mahomet au pape ; il dédia Sémiramis à un

  1. Parti précipitamment de Fontainebleau en octobre 1746, il était venu à Sceaux chez la duchesse du Maine ; voyez les articles v et vi des Mémoires de Longchamp, dans les Mémoires sur Voltaire, etc., 1826, deux volumes in-8o.