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VIE DE VOLTAIRE.

Il avait paru en France quelques ouvrages hardis, mais les attaques qu’ils portaient n’étaient qu’indirectes. Le livre même De l’Esprit n’était dirigé que contre les principes religieux en général : il attaquait toutes les religions par leur base, et laissait aux lecteurs le soin de tirer les conséquences et de faire les applications. Émile parut : la Profession de foi du Vicaire savoyard ne contenait rien sur l’utilité de la croyance d’un Dieu pour la morale, et sur l’inutilité de la révélation, qui ne se trouvât dans le poëme de la Loi naturelle ; mais on y avertissait ceux qu’on attaquait que c’était d’eux que l’on parlait. C’était sous leur nom, et non sous celui des prêtres de l’Inde ou du Thibet, qu’on les amenait sur la scène. Cette hardiesse étonna Voltaire, et excita son émulation. Le succès d’Émile l’encouragea, et la persécution ne l’effraya point. Rousseau n’avait été décrété à Paris que pour avoir mis son nom à l’ouvrage ; il n’avait été persécuté à Genève que pour avoir soutenu, dans une autre partie d’Émile, que le peuple ne pouvait renoncer au droit de réformer une constitution vicieuse. Cette doctrine autorisait les citoyens de cette république à détruire l’aristocratie que ses magistrats avaient établie, et qui concentrait une autorité héréditaire dans quelques familles riches.

Voltaire pouvait se croire sûr d’éviter la persécution en cachant son nom, et en ayant soin de ménager les gouvernements, de diriger tous ses coups contre la religion, d’intéresser même la puissance civile à en affaiblir l’empire. Une foule d’ouvrages où il emploie tour à tour l’éloquence, la discussion, et surtout la plaisanterie, se répandirent dans l’Europe sous toutes les formes que la nécessité de voiler la vérité, ou de la rendre piquante, a pu faire inventer. Son zèle contre une religion qu’il regardait comme la cause du fanatisme qui avait désolé l’Europe depuis sa naissance, de la superstition qui l’avait abrutie, et comme la source des maux que ces ennemis de l’humanité continuaient de faire encore, semblait doubler son activité et ses forces. « Je suis las, disait-il un jour, de leur entendre répéter que douze hommes ont suffi pour établir le christianisme, et j’ai envie de leur prouver qu’il n’en faut qu’un pour le détruire. »

La critique des ouvrages que les chrétiens regardent comme inspirés, l’histoire des dogmes qui depuis l’origine de cette religion se sont successivement introduits, les querelles ridicules ou sanglantes qu’ils ont excitées, les miracles, les prophéties, les contes répandus dans les historiens ecclésiastiques et les légendaires, les guerres religieuses, les massacres ordonnés au nom de Dieu, les bûchers, les échafauds couvrant l’Europe à la voix des prêtres, le fanatisme dépeuplant l’Amérique, le sang des rois coulant sous le fer des assassins ; tous ces objets reparaissaient sans cesse dans tous ses ouvrages sous mille couleurs différentes. Il excitait l’indignation, il faisait couler les larmes, il prodiguait le ridicule. On frémissait d’une action atroce, on riait d’une absurdité. Il ne craignait point de remettre souvent sous les yeux les mêmes tableaux, les mêmes raisonnements. « On dit que je me répète, écrivait-il ; en bien ! je me répéterai jusqu’à ce qu’on se corrige. »