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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire fut indigné, et en même temps effrayé. On avait adroitement placé le Dictionnaire philosophique au nombre des livres devant lesquels on disait que le chevalier de La Barre s’était prosterné. On voulait faire entendre que la lecture des ouvrages de Voltaire avait été la cause de ces étourderies, transformées en impiétés. Cependant le danger ne l’empêcha point de prendre la défense de ces victimes du fanatisme. D’Étallonde, réfugié à Vesel, obtint, à sa recommandation, une place dans un régiment prussien. Plusieurs ouvrages imprimés instruisirent l’Europe des détails de l’affaire d’Abbeville ; et les juges furent effrayés, sur leur tribunal même, du jugement terrible qui les arrachait à leur obscurité, pour les dévouer à une honteuse immortalité.

Le rapporteur de Lally, accusé d’avoir contribué à la mort du chevalier de La Barre, forcé de reconnaître ce pouvoir, indépendant des places, que la nature a donné au génie pour la consolation et la défense de l’humanité, écrivit une lettre où, partagé entre la honte et l’orgueil, il s’excusait en laissant échapper des menaces. Voltaire lui répondit par ce trait de l’histoire chinoise : Je vous défends, disait un empereur au chef du tribunal de l’histoire, de parler davantage de moi. Le mandarin se mit à écrire. Que faites-vous donc ? dit l’empereur. — J’écris l’ordre que Votre Majesté vient de me donner[1].

Pendant douze années que Voltaire survécut à cette injustice, il ne perdit point de vue l’espérance d’en obtenir la réparation ; mais il ne put avoir la consolation de réussir. La crainte de blesser le parlement de Paris l’emporta toujours sur l’amour de la justice ; et dans les moments où les chefs du ministère avaient un intérêt contraire, celle de déplaire au clergé les arrêta. Les gouvernements ne savent pas assez quelle considération leur donnent, et parmi le peuple qui leur est soumis, et auprès des nations étrangères, ces actes éclatants d’une justice particulière, et combien l’appui de l’opinion est plus sûr que les ménagements pour des corps rarement capables de reconnaissance, et auxquels il serait plus politique d’ôter, par ces grands exemples, une partie de leur autorité sur les esprits que de l’augmenter en prouvant, par ces ménagements mêmes, combien ils ont su inspirer de crainte.

Voltaire songeait cependant à conjurer l’orage, à se préparer les moyens d’y dérober sa tête ; il diminua sa maison, s’assura de fonds disponibles avec lesquels il pouvait s’établir dans une nouvelle retraite. Tel avait toujours été son but secret dans ses arrangements de fortune. Pour lui faire éprouver le besoin et lui ravir son indépendance, il aurait fallu une conjuration entre les puissances de l’Europe. Il avait parmi ses débiteurs des princes et des grands qui ne payaient pas avec exactitude ; mais il avait calculé les degrés de la corruption humaine, et il savait que ces mêmes hommes, peu délicats en affaires, sauraient trouver de quoi le payer dans le moment d’une persécution où leur négligence les rendrait l’objet de l’horreur et du mépris de l’Europe indignée.

  1. Cette phrase ne se trouve pas dans la lettre de Voltaire à Pasquier, du 20 septembre 1776. la seule que je connaisse imprimée. (B.)