Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/357

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
283
VIE DE VOLTAIRE.

Il l’était de J.-J. Rousseau : il est vrai que sa hardiesse excita celle de Voltaire ; mais le philosophe qui voyait le progrès des lumières adoucir, affranchir, et perfectionner l’espèce humaine, et qui jouissait de cette révolution comme de son ouvrage, était-il jaloux de l’écrivain éloquent qui eût voulu condamner l’esprit humain à une ignorance éternelle ? L’ennemi de la superstition était-il jaloux de celui qui, ne trouvant plus assez de gloire à détruire les autels, essayait vainement de les relever ?

Voltaire ne rendit pas justice aux talents de Rousseau, parce que son esprit juste et naturel avait une répugnance involontaire pour les opinions exagérées, que le ton de l’austérité lui présentait une teinte d’hypocrisie dont la moindre nuance devait révolter son âme indépendante et franche ; qu’enfin, accoutumé à répandre la plaisanterie sur tous les objets, la gravité dans les petits détails des passions ou de la vie humaine lui paraissait toujours un peu ridicule. Il fut injuste, parce que Rousseau l’avait irrité en répondant par des injures à des offres de service ; parce que Rousseau, en l’accusant de le persécuter lorsqu’il prenait sa défense, se permettait de le dénoncer lui-même aux persécuteurs.

Il était jaloux de Montesquieu : mais il avait à se plaindre de l’auteur de l’Esprit des lois, qui affectait pour lui de l’indifférence, et presque du mépris, moitié par une morgue maladroite, moitié par une politique timide : et cependant ce mot célèbre de Voltaire : L’humanité avait perdu ses titres, Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus[1], est encore le plus bel éloge de l’Esprit des Lois ; et ce mot passe même les bornes de la justice. Il n’est vrai du moins que pour la France, puisque, sans parler des ouvrages d’Althusius[2] et de quelques autres, les droits de l’humanité sont réclamés avec plus de force et de franchise dans Locke et dans Sidney que dans Montesquieu.

Voltaire a souvent critiqué l’Esprit des Lois, mais presque toujours avec justice. Et, ce qui prouve qu’il a eu raison de combattre Montesquieu, c’est que nous voyons aujourd’hui les préjugés les plus absurdes et les plus funestes s’appuyer de l’autorité de cet homme célèbre, et que, si le progrès des lumières n’avait enfin brisé le joug de toute espèce d’autorité dans les questions qui ne doivent être soumises qu’à la raison, l’ouvrage de Montesquieu ferait aujourd’hui plus de mal à la France qu’il n’a pu faire de bien à l’Europe. L’enthousiasme de ses partisans a été porté jusqu’à dire que Voltaire n’était pas en état de le juger, ni même de l’entendre. Irrité du ton de ces critiques, il a pu mêler quelque teinte d’humeur à ses justes observations. N’est-elle pas justifiée par une hauteur si ridicule ?

  1. Voltaire a dit dans son A, B, C (voyez tome XXVII, page 322) : « Montesquieu présente à la nature humaine ses titres, qu’elle a perdus. »
  2. Jurisconsulte allemand du xvie siècle. Il soutenait dès ce temps-là que la souveraineté des États appartient au peuple. (K.)