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VIE DE VOLTAIRE.

Mais, obligé presque toujours de cacher ses intentions, de masquer ses attaques, si ses ouvrages sont dans toutes les mains, les principes de sa philosophie sont peu connus.

L’erreur et l’ignorance sont la cause unique des malheurs du genre humain, et les erreurs superstitieuses sont les plus funestes, parce qu’elles corrompent toutes les sources de la raison, et que leur fatal enthousiasme instruit à commettre le crime sans remords. La douceur des mœurs, compatible avec toutes les formes de gouvernement, diminue les maux que la raison doit un jour guérir, et en rend les progrès plus faciles. L’oppression prend elle-même le caractère des mœurs chez un peuple humain ; elle conduit plus rarement à de grandes barbaries ; et dans un pays où l’on aime les arts, et surtout les lettres, on tolère par respect pour elles la liberté de penser, qu’on n’a point encore le courage d’aimer pour elle-même.

Il faut donc chercher à inspirer ces vertus douces qui consolent, qui conduisent à la raison, qui sont à la portée de tous les hommes, qui conviennent à tous les âges de l’humanité, et dont l’hypocrisie même fait encore quelque bien. Il faut surtout les préférer à ces vertus austères, qui dans les âmes ordinaires ne subsistent guère sans un mélange de dureté, dont l’hypocrisie est à la fois si facile et si dangereuse, qui souvent effrayent les tyrans, mais qui rarement consolent les hommes ; dont enfin la nécessité prouve le malheur des nations de qui elles embellissent l’histoire.

C’est en éclairant les hommes, c’est en les adoucissant qu’on peut espérer de les conduire à la liberté par un chemin sûr et facile. Mais on ne peut espérer ni de répandre les lumières ni d’adoucir les mœurs, si des guerres fréquentes accoutument à verser le sang humain sans remords, et à mépriser la gloire des talents paisibles ; si, toujours occupés d’opprimer ou de se défendre, les hommes mesurent leur vertu par le mal qu’ils ont pu faire, et font de l’art de détruire le premier des arts utiles.

Plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres[1], et il leur en coûtera moins pour y parvenir. Mais n’avertissons point les oppresseurs de former une ligue contre la raison, cachons-leur l’étroite et nécessaire union des lumières et de la liberté, ne leur apprenons point d’avance qu’un peuple sans préjugés est bientôt un peuple libre.

Tous les gouvernements, si on en excepte les théocraties, ont un intérêt présent de régner sur un peuple doux, et de commander à des hommes éclairés. Ne les avertissons pas qu’ils peuvent avoir un intérêt plus éloigné à laisser les hommes dans l’abrutissement ; ne les obligeons pas à choisir entre l’intérêt de leur orgueil, et celui de leur repos et de leur gloire. Pour leur faire aimer la raison, il faut qu’elle se montre à eux toujours douce, toujours paisible ; qu’en demandant leur appui, elle leur offre le sien, loin de les effrayer par des menaces imprudentes. En attaquant les oppresseurs avant d’avoir éclairé les citoyens, on risquera de perdre la liberté et d’étouffer la raison. L’histoire offre la preuve de cette vérité. Combien de fois, malgré les généreux efforts des amis de la liberté, une seule bataille n’a-t-elle pas réduit des nations à une servitude de plusieurs siècles ?

  1. Questions sur les miracles ; voyez tome XXV, pages 418-419.