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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

voyant sans doute, par la facilité avec laquelle Voltaire avait consenti à le signer, l’usage terrible qu’il en pouvait faire quelque jour, il déchira le brouillon et la copie en disant : « Ces précautions sont inutiles entre gens comme nous. »

Freytag et Schmith partirent avec cent vingt-huit écus d’Allemagne. Voltaire visita la malle dont on s’était emparé la veille sans remplir aucune formalité. Il reconnut que ces messieurs l’avaient ouverte, et s’étaient approprié une partie de son argent. Il se plaignit hautement de cette escroquerie ; mais messieurs les représentants du roi de Prusse avaient à Francfort une réputation si bien établie qu’il fut impossible d’obtenir aucune restitution.

Cependant nous étions encore détenus dans la plus détestable gargote de l’Allemagne, et nous ne concevions pas pourquoi on nous retenait, puisque tout était fini. Le lendemain, Dorn parut, et dit qu’il fallait présenter une supplique à Son Excellence monseigneur de Freytag, et l’adresser en même temps à M. de Schmith. « Je suis persuadé qu’ils feront tout ce que vous désirez, ajouta-t-il ; croyez-moi, M. Freytag est un gracieux seigneur. » Mme Denis n’en voulut rien faire. Ce misérable faisait l’officieux pour qu’on lui donnât quelque argent. Un louis le rendit le plus humble des hommes, et l’excès de ses remerciements nous prouva que dans d’autres occasions il ne vendait pas fort cher ses services.

Le secrétaire de la ville vint nous visiter. Après avoir pris des informations, il s’aperçut que le bourgmestre avait été trompé. Il fit donner à Mme Denis et à moi la liberté de sortir ; Voltaire eut la maison pour prison, jusqu’à ce qu’on eût reçu de Potsdam des ordres positifs. Mais, craignant de garder longtemps les arrêts s’il s’en reposait sur ces messieurs, il écrivit une lettre à l’abbé de Prades, lecteur de Frédéric. Le 5 juillet 1753, il en reçut une réponse précise qui mit un terme à tout ce scandale, et lui rendit toute sa liberté, non pas par le ministère de Freytag et de Schmith, mais par celui du magistrat de la ville.

Le lendemain 6, nous rentrâmes à l’auberge du Lion d’or. Voltaire fit aussitôt venir un notaire, devant lequel il protesta solennellement de toutes les vexations et injustices commises à son égard. Je fis aussi ma protestation, et nous préparâmes notre départ pour le lendemain.

Peu s’en fallut qu’un mouvement de vivacité de Voltaire ne nous retînt encore à Francfort, et ne nous replongeât dans de nouveaux malheurs. Le matin, avant de partir, je chargeai deux pistolets que nous avions ordinairement dans la voiture. En ce moment, Dorn passa doucement dans le corridor et devant la chambre, dont la porte était ouverte. Voltaire l’aperçoit dans l’attitude d’un homme qui espionne. Le souvenir du passé allume sa colère ; il se saisit d’un pistolet, et se précipite vers Dorn. Je n’eus que le temps de m’écrier et de l’arrêter. Le brave, effrayé, prit la fuite, et peu s’en fallut qu’il ne se précipitât du haut en bas de l’escalier. Il courut chez un commissaire, qui se mit aussitôt en devoir de verbaliser. Le secrétaire de la ville, le seul homme qui dans toute l’affaire se montra impartial, arrangea tout, et le même jour nous quittâmes Francfort. Mme Denis y resta encore un jour pour quelques arrangements, et partit ensuite pour Paris.