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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

de la circulation d’une copie de son ouvrage[1]. En rapportant cette petite anecdote, j’ai voulu éprouver si ma mémoire était diminuée, et j’ai eu la satisfaction de trouver que tous les vers de ce poëme y sont encore gravés en caractères récents et indélébiles.

Le plus grand agrément que je tirai du séjour de Voltaire à Lausanne fut la circonstance rare d’entendre un grand poëte déclamer, sur le théâtre, ses propres ouvrages. Il avait formé une société d’hommes et de femmes, parmi lesquels il y en avait qui n’étaient pas dépourvus de talent. Un théâtre décent fut arrangé à Mon-Repos[2], maison de campagne à l’extrémité d’un faubourg ; les habillements et les décorations faites aux dépens des acteurs ; et les répétitions soignées par l’auteur, avec l’attention et le zèle de l’amour paternel.

Deux hivers consécutifs, ses tragédies de Zaïre, d’Alzire et de Zulime, et sa comédie sentimentale de l’Enfant Prodigue, furent représentées sur le théâtre de Mon-Repos. Voltaire jouait les rôles, convenables à son âge, de Lusignan, Alvarès, Benassar, Euphémon[3]. Sa déclamation était modelée d’après la pompe et la cadence de l’ancien théâtre, et respirait plus l’enthousiasme de la poésie qu’elle n’exprimait les sentiments de la nature. Mon ardeur, qui bientôt se fit remarquer, manqua rarement de me procurer un billet. L’habitude du plaisir fortifia mon goût pour le théâtre français, et ce goût a affaibli peut-être mon idolâtrie pour le génie gigantesque de Shakespeare, qui nous est inculquée dès notre enfance, comme le premier devoir d’un Anglais. L’esprit et la philosophie de Voltaire, sa table et son théâtre contribuèrent sensiblement à raffiner, à Lausanne, et à polir les manières ; et, quoique adonné à l’étude, je partageai les amusements de la société. J’étais devenu familier dans quelques maisons, simple connaissance dans un grand nombre ; et mes soirées étaient généralement consacrées au jeu et à la conversation, soit dans des sociétés particulières, soit dans des assemblées nombreuses.

  1. Cette indiscrétion, que du reste Gibbon ne dut pas être le seul à commettre, attira quelques difficultés à Voltaire. Choquée d’un passage de cette Épître sur la retraite très-épicurienne, au couvent de Ripaille, d’Amédée Ier :

    Duc, ermite et voluptueux,


    la cour de Savoie en demanda aux autorités de Genève la suppression. Voir Desnoiresterres, Voltaire aux Délices ; Paris, Didier, 1878, page 302.
  2. Propriété appartenant au marquis de Gentil de Langallerie, et située dans le même faubourg de Lausanne, où Voltaire possédait, depuis le commencement de 1757, sa maison de la rue du Grand-Chêne. On y avait fait construire un théâtre de société dont Voltaire était, à la fois, le directeur et le fournisseur dramatique. (E. Asse.)
  3. Rôles de vieillards dans Zaïre, Alzire, Zulime et l’Enfant prodigue.