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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

ancien ami M. Gaulard[1]. « Vous me trouvez mourant, nous dit-il ; venez vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs ? » Mon camarade fut effrayé de ce début. Mais moi, qui avais cent fois entendu dire à Voltaire qu’il se mourait, je fis signe à Gaulard de se rassurer. En effet, le moment d’après, le mourant nous faisant asseoir auprès de son lit : « Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir ! surtout dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d’entendre. C’est M. de L’Écluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, aujourd’hui seigneur d’une terre auprès de Montargis, et qui a bien voulu venir raccommoder les dents raccommodables de Mme Denis. C’est un homme charmant. Mais ne le connaissez-vous pas ? — Le seul L’Écluse que je connaisse est, lui dis-je, un acteur de l’ancien Opéra-Comique. — C’est lui, mon ami, c’est lui-même. Si vous le connaissez, vous avez entendu cette chanson du Rémouleur[2] qu’il joue et qu’il chante si bien. » Et à l’instant voilà Voltaire imitant L’Écluse, et avec ses bras nus et sa voix sépulcrale, jouant, le Rémouleur et chantant la chanson :

Je ne sais où la mettre,
    Ma jeune fillette ;
Je ne sais où la mettre.
    Car on me la che....

Nous rions aux éclats ; et lui toujours sérieusement : « Je l’imite mal, disait-il ; c’est M. de L’Écluse qu’il faut entendre ; et sa chanson de la Fileuse ! et celle du Postillon ! et la querelle des Écosseuses avec Vadé ! c’est la vérité même. Ah ! vous aurez bien du plaisir. Allez voir Mme Denis. Moi, tout malade que je suis, je m’en vais me lever pour dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons M. de L’Écluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me sens tout ranimé. »

Mme Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisait le charme de son caractère. Elle nous présenta M. de L’Écluse ; et à dîner Voltaire l’anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir de l’entendre. Il déploya tous ses talents, et nous parûmes charmés. Il le fallait bien : car Voltaire ne nous aurait point pardonné de faibles applaudissements.

La promenade, dans ses jardins, fut employée à parler de Paris, du Mercure[3], de la Bastille (dont je ne lui dis que deux mots), du théâtre, de l’Encyclopédie, et de ce malheureux Lefranc, qu’il harcelait encore ; son

  1. Ce M. Gaulard était receveur général des fermes à Bordeaux, d’où il revenait alors avec Marmontel, en retournant à Paris.
  2. Le Rémouleur d’amour, opéra-comique en un acte de Lesage, Fuzelier et d’Orneval, donné à la foire de Saint-Germain en février 1722.
  3. À la fin de décembre 1759, Marmontel avait été enfermé à la Bastille par suite de la publication de la parodie d’une scène de Cinna dirigée contre le duc d’Aumont et les gentilshommes de la chambre, et dont on le croyait l’auteur. Elle était en réalité de son ami Cury, qu’il ne voulut pas dénoncer. Voyez les Mémoires de Marmontel, tome II, page 148, et la Correspondance de Grimm, édition Tourneux, tome IV, page 184.