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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/425

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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

il en disait souvent et aimait à en entendre. On aurait dit qu’il avait quelquefois des tracasseries avec les morts, comme on en a avec les vivants. Sa mobilité les lui faisait aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins. Par exemple, alors, c’était Fénelon, La Fontaine et Molière, qui étaient dans la plus grande fureur.

« Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à Mme Denis. Allons dans le salon, sans façon, les Femmes savantes que nous venons de jouer. » Il fit Trissotin on ne peut plus mal, mais s’amusa beaucoup de ce rôle. Mme Dupuits, belle-sœur de la Corneille, qui jouait Martine, me plaisait infiniment et me donnait quelquefois des distractions, lorsque ce grand homme parlait. Il n’aimait pas qu’on en eût. Je me souviens qu’un jour que ces belles servantes suisses, nues jusqu’aux épaules à cause de la chaleur, passaient à côté de moi, ou m’apportaient de la crème, il s’interrompit, et, prenant en colère leurs beaux cous à pleines mains, il s’écria : « Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable ! »

Il ne prononça pas un mot contre le christianisme ni contre Fréron. « Je n’aime pas, disait-il, les gens de mauvaise foi et qui se contredisent. Écrire en forme pour ou contre les religions est d’un fou. Qu’est-ce que c’est que cette Profession de foi du Vicaire savoyard, de Jean-Jacques, par exemple ? » C’était le moment où il lui en voulait le plus, et dans ce moment même qu’il disait que c’était un monstre, qu’on n’exilait pas un homme comme lui, mais que le bannissement était le mot, on lui dit : « Je crois que le voilà qui entre dans votre cour. — Où est-il, le malheureux ? s’écria-t-il, qu’il vienne, voilà mes bras ouverts. Il est chassé peut-être de Neuchâtel et des environs. Qu’on me le cherche. Amenez-le-moi ; tout ce que j’ai est à lui, » M. de Constant lui demanda, en ma présence, son Histoire de Russie. « Vous êtes fou, dit-il. Si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle de Lacombe[1]. Il n’a reçu ni médaille, ni fourrures, celui-là. »

Il était mécontent alors du parlement, et quand il rencontrait son âne à la porte du jardin ; « Passez, je vous prie, monsieur le président », disait-il. Ses méprises par vivacité étaient fréquentes et plaisantes. Il prit un accordeur de clavecin de sa nièce pour son cordonnier, et après quantité de méprises, lorsque cela s’éclaircit : « Ah ! mon Dieu, monsieur, un homme à talents. Je vous mettais à mes pieds, c’est moi qui suis aux vôtres. »

Un marchand de chapeaux et de souliers gris entre tout d’un coup dans le salon. M. de Voltaire (qui se méfie tant des visites qu’il m’avoua que, de peur que la mienne ne fût ennuyeuse, il avait pris médecine à tout hasard, afin de pouvoir se dire malade) se sauve dans son cabinet. Ce marchand le suivait, en lui disant : « Monsieur, monsieur, je suis le fils d’une femme pour qui vous avez fait des vers. — Oh ! je le crois, j’ai fait tant de vers pour tant de femmes ! Bonjour, monsieur. — C’est Mme de Fontaine-Martel. — Ah ! ah ! monsieur, elle était bien belle. Je suis votre serviteur (et il était prêt à rentrer dans son cabinet). — Monsieur, où avez-vous pris ce

  1. Jacques Lacombe (1724-1811), auteur d’une Histoire des Révolutions de Russie, Paris, 1763, in-12.