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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

et nous devons nous en féliciter, rejette ce qui ne doit produire qu’une impression d’horreur et de dégoût. Le crime y veut être annobli par la grandeur de ses motifs, par la hardiesse de ses entreprises. Il faut qu’en le détestant on puisse l’admirer. Quiconque détruirait ces principes fondamentaux laisserait la scène en proie à tous les monstres dégoûtants que l’on voudrait y introduire, et les jugements de la Tournelle deviendraient à la fin le répertoire de nos pièces tragiques.

Malgré l’arrêt de proscription qu’un grand homme a prononcé sur le sujet de Virginie, je ne m’étonnerais pas qu’un homme de génie le traitât avec succès. La main-d’œuvre fait tout. Voltaire lui-même l’a dit et prouvé par ses ouvrages. Il pensait que le plan de Cinna, dépouillé de toutes les richesses dont l’exécution l’a embelli, pouvait n’être pas regardé comme un sujet heureux. On ne doit soupçonner nulle mauvaise intention dans ce jugement, puisque Cinna est, de toutes les pièces de Corneille, celle que Voltaire a le plus admirée…

J’avais demandé à Voltaire s’il approuvait le meurtre de Virginie commis sur le théâtre, ou bien Virginius seulement paraissant armé du poignard sanglant et dans le délire de la douleur. Voltaire me répondit : « Assassinez, monsieur, assassinez : c’est toujours le mieux ; mais souvenez-vous qu’il faut la sauce à ce poisson-là. »

Voltaire savait que j’avais donné quelques années auparavant la tragédie d’Éponine, qui était tombée. Il voulut la voir. Dans cette tragédie, Mucien, premier ministre de l’empire sous Vespasien, autorisait l’audace de ses vices par un souverain mépris pour toute loi divine et humaine. Il niait jusqu’à l’Être suprême. Voltaire, après avoir lu ma tragédie, sortit de son cabinet en riant, et me dit : « Monsieur, Procope et Gradot, tous deux tenant café et assemblée de beaux esprits, se disputèrent un jour sur la prééminence de ceux qui donnaient de l’illustration à leur boutique. Procope citait Lamotte, Saurin, Rousseau, etc. J’ai mieux que tout cela, reprit Gradot. j’ai un athée. Vous pouvez en dire autant de votre tragédie. » C’était Mucien. De cette plaisanterie, que l’air et le ton rendaient peu désobligeante, il passa à l’examen de l’ouvrage. J’en avais reconnu les défauts lorsque la pièce avait été jouée. Voltaire trouvait le sujet plus théâtral que celui de Virginie. Je pense de même, et peut-être m’amuserai-je quelque jour à refaire cette tragédie, d’après les nouvelles idées qui me sont venues.

Je ramenai la conversation sur le genre de la tragédie : ç’avait été jusqu’alors le principal objet de nos études ; la théorie de cet art exige une longue expérience, je suppléais à celle qui me manquait par celle d’un grand homme si supérieur dans cette partie. Je faisais passer successivement devant ses yeux les divers sujets qui m’avaient paru dignes d’être mis au théâtre. Je ne lui en ai, pour ainsi dire, présenté aucun sur lequel son imagination ne se soit enflammée tout d’abord. Un ou deux jours après, il m’en reparlait avec moins d’enthousiasme. Le sentiment des beautés s’était affaibli ; celui des inconvénients du sujet prévalait à son tour. Je n’ai pas connu d’imagination plus mobile que la sienne, et plus facile à s’engouer pour les ouvrages et pour les personnes.