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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

tait soixante ou quatre-vingts personnes à souper, et l’on dansait toute la nuit. Voltaire ne faisait que paraître quelques moments au repas ou à la danse, et l’on se peint aisément l’effet que sa présence y produisait. Après avoir payé ce tribut à l’empressement de ceux qui le désiraient, il se retirait chez lui et travaillait ou s’endormait au son des violons, car sa chambre à coucher était voisine de l’antichambre où les domestiques dansaient. Ce bruit ne l’incommodait point, et il aimait à voir régner l’allégresse dans sa maison....

J’ai promis de peindre Voltaire sous des faces différentes : en voici une nouvelle. J’ai dit qu’un homme de lettres, fort distingué par ses talents, demeurait en même temps que moi à Ferney. Quelque confiance qu’il pût avoir dans ses forces, l’extrême infériorité de son âge[1], comparé à celui de Voltaire, semblait lui prescrire de la déférence pour les conseils d’un homme tout à la fois si habile et si expérimenté. Un jour cependant il résistait à une critique de Voltaire, énoncée avec les ménagements les plus doux. La défense était moins douce que l’attaque. Tout autre que Voltaire eût pu se sentir offensé de ce qu’on lui disait : « N’en parlons plus ; cela restera sûrement. » Loin d’être découragé par cette réponse au moins vigoureuse : « Mon fils, reprenait-il, vous me ferez mourir de chagrin si vous ne changez pas la métaphore. » Car une métaphore était l’objet de tout ce bruit. O vanas hominum mentes ! L’orateur, en parlant du commerce, avait dit : Ce grand arbre du commerce, étendant au loin ses branches fécondes, etc. Voltaire condamnait cette figure : il prétendait qu’un arbre ne pouvait pas servir d’emblème au commerce, toujours inséparable du mouvement[2].

Je gardais le silence dans ce long débat, où les tons mal assortis des deux contendants me causaient tant de surprise. Sommé plusieurs fois de déclarer mon sentiment, j’opinai en faveur de l’orateur. « Les deux métaphores, dis-je alors, de branches du commerce et de fruits du commerce sont généralement reçues : dès lors l’arbre est tout venu. — Hom ! dit Voltaire, il y a bien quelque chose de vrai là-dedans, mais mon fils n’en jettera pas moins son arbre à bas. »

Le même homme de lettres dont je viens de parler jouait un rôle

  1. En 1767, La Harpe avait vingt-huit ans.
  2. Nous trouvons dans Pougens une scène semblable où se peint bien le caractère des deux interlocuteurs : « Un jour, étant à Ferney, M. de La Harpe lut à M. de Voltaire quelques scènes d’une tragédie que, selon son usage, il croyait excellente, parce que, en général, elles lui coûtaient toutes beaucoup de peine. L’illustre auteur de Zaïre lui dit : « Allons, petit, — c’était un nom d’amitié qu’il avait coutume de lui donner, — relisez-moi toute cette scène, peut-être ai-je mal entendu. » M. de La Harpe recommença ; alors M. de Voltaire voulut lui faire quelques observations. Le jeune poëte se mit en fureur et finit par dire des injures à son maître. « Ah ! petit est colère ! » reprit en riant de toutes ses forces le patriarche de Ferney. Heureusement on servit le dîner, et M. de La Harpe, qui n’était pas insensible aux plaisirs de la table, s’apaisa. (C. Pougens, Lettres philosophiques à madame *** ; Paris, 1826, page 36.)