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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

pliments sur ces changements de rôles. J’ai pourtant vu l’auteur un moment. À propos de cette édition, il tenait à la main un volume de sa petite encyclopédie[1]. Il dit à mon frère, qui venait d’entrer : « C’est un petit ouvrage dont je fais cas. » Mon frère lui parla de la Pucelle, qu’il avait sue par cœur. « C’est, dit-il, de tous mes ouvrages celui que j’aime le mieux. J’aime à la folie cette Agnès qui a toujours l’envie d’être si sage et qui toujours est si faible. » Mon frère lui en récita quelques passages ; il les écoutait avec une gaieté qui tenait plus au sujet même qu’à l’amour-propre de l’auteur. Il interrompait quelquefois mon frère pour lui dire : « Mais ce n’est pas ainsi qu’on dit des vers ; » et il lui donnait le ton qui les rendait plus cadencés et plus harmonieux. Quand il entendit ce vers sur Mme de Pompadour :

Et sur son rang son esprit s’est monté,


il désavoua tout ce morceau, et demanda ce que c’était qu’un esprit monté sur un rang ? Moi, je ne lui ai parlé que de ce que j’aimais et connaissais même de sa Pucelle, les débuts de plusieurs chants où je trouvai beaucoup de gaieté, de philosophie, et même de verve. Nous l’avons laissé occupé des corrections de cette nouvelle édition. Nous sommes rentrés dans le salon, où il n’a paru qu’un moment vers le soir, et lorsqu’il a été fatigué de son travail. Ses forces sont, je crois, en proportion de son génie ; sa tête paraît aussi féconde, son âme paraît aussi ardente que s’il était dans la vigueur de l’âge ; sa vie n’a point de vide ; la pensée et son profond amour pour l’humanité et les progrès de la philosophie remplissent tous ses moments. Mais ce qui m’étonne toujours, ce qui me touche et presque me ravit, c’est qu’il paraît se dépouiller de tout ce que son génie a de puissant, pour n’en plus conserver que la grâce et l’amabilité la plus parfaite. Quand il se réunit un moment à la société, jamais je ne l’ai vu ni distrait, ni préoccupé ; il semble que sa politesse, qui a quelque chose de noble et de délicat, lui ait imposé la loi d’un parfait oubli de lui-même lorsqu’il se mêle avec ses semblables. Si vos yeux le cherchent, on est sûr de rencontrer dans les siens les regards de la bienveillance, et une sorte de reconnaissance pour les sentiments dont il est l’objet. Je vois qu’il croit aux miens, et j’avoue que j’ai pour lui une vénération si tendre que je serais malheureuse si je ne l’en croyais persuadé. Je couche à Ferney ce soir, et ce sera pour la dernière fois.


Ferney.

Nous venons, mon ami, de faire nos adieux au grand homme ; hélas ! sans doute, des adieux éternels. Je n’ai pas voulu lui parler de mon départ ; mais j’ai bien vu qu’il en était instruit par les choses qu’il m’a adressées. Il a encore eu la bonté de m’admettre dans son cabinet, de m’y montrer les sentiments les plus aimables et les plus flatteurs, quoiqu’il soit, dans ce

  1. Le Dictionnaire philosophique portatif (1764), dont la 7e édition, fort augmentée, parut en 1770.