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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

M. de Voltaire plusieurs impiétés aussi plates que révoltantes ; je trouvai qu’il était contre les devoirs de l’hospitalité et contre toute bienséance de s’exprimer ainsi devant une personne de mon âge, qui ne s’affichait pas pour esprit fort, et qu’il recevait pour la première fois ; extrêmement choquée, je me tournai du côté de Mme Denis, afin d’avoir l’air de ne pas écouter son oncle ; il changea d’entretien, parla de l’Italie et des arts comme il en écrit, c’est-à-dire sans connaissance et sans goût ; je ne dis que quelques mots qui exprimaient que je n’étais pas de son avis. Il ne fut question de littérature, ni avant, ni après le dîner ; M. de Voltaire ne jugeant pas, je crois, que cette conversation dût intéresser une personne qui s’annonçait d’une manière aussi peu brillante. Néanmoins, il soutint l’entretien avec politesse, et même quelquefois avec galanterie pour moi.

On se mit à table, et pendant tout le dîner M. de Voltaire ne fut rien moins qu’aimable : il eut toujours l’air d’être en colère contre ses gens, criant à tue-tête, avec une telle force qu’involontairement j’en ai plusieurs fois tressailli ; la salle à manger est très-sonore, et sa voix de tonnerre y retentissait de la manière la plus effrayante. On m’avait prévenue de cette manie, qui est si hors d’usage devant des étrangers, et l’on voit parfaitement en effet que c’est une habitude, car ses gens n’en paraissent être ni surpris, ni le moins du monde troublés. Après le dîner, M. de Voltaire, sachant que j’étais musicienne, a fait jouer Mme Denis du clavecin : elle a un jeu qui transporte en idée au temps de Louis XIV ; mais ce souvenir-là n’est pas le plus agréable que l’on puisse se retracer de ce beau siècle. Elle finissait une pièce de Rameau, lorsqu’une jolie petite fille de sept ou huit ans entra dans la chambre, et vint se jeter au cou de M. de Voltaire, en l’appelant papa ; il reçut ses caresses avec grâce, et comme il vit que je contemplais ce tableau si doux avec un extrême plaisir, il me dit que cette enfant appartenait à la petite-fille du grand Corneille, qu’il a mariée ; combien j’eusse été touchée dans ce moment si je ne m’étais pas rappelé ces Commentaires, où l’injustice et l’envie se traitassent si maladroitement !… Dans ce lieu on est à chaque instant blessé par des contristes bizarres, et sans cesse l’admiration y est suspendue et même détruite par des souvenirs odieux et par des disparates révoltantes. M. de Voltaire reçut plusieurs visites de Genève, ensuite il me proposa une promenade en voiture ; il fit mettre ses chevaux, et nous montâmes dans une berline, lui, sa nièce, Mme de Saint-Julien et moi. Il nous mena dans le village pour y voir les maisons qu’il a bâties et les établissements bienfaisants qu’il a formés. Il est plus grand là que dans ses livres, car on y voit partout une ingénieuse bonté, et l’on ne peut se persuader que la même main qui écrivit tant d’impiétés, de faussetés et de méchancetés, ait fait des choses si nobles, si sages et si utiles. Il montre ce village à tous les étrangers, mais de bonne grâce ; il en parle simplement, avec bonhomie ; il instruit de tout ce qu’il a fait, et cependant il n’a nullement l’air de s’en vanter, et je ne connais personne qui pût en faire autant ; en rentrant au château la conversation a été fort animée ; on parlait avec intérêt de ce qu’on avait vu ; je ne suis partie qu’à la nuit ; M. de Voltaire