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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.



LXII.


JOHN MOORE À FERNEY[1].
1776.
Genève.

Je ne suis point étonné de votre curiosité et du désir que vous témoignez d’être instruit de tout ce qui concerne le philosophe de Ferney. Cet homme extraordinaire est parvenu à attirer l’attention et à fixer les regards de toute l’Europe, d’une manière bien plus constante qu’aucun des grands hommes que notre siècle a produits, je n’en excepte pas même les rois et les héros. Les moindres anecdotes qui ont rapport à sa personne paraissent en quelque sorte intéresser le public.

J’ai eu, depuis que je suis dans ce pays, de fréquentes occasions de lui parler, et encore plus à ceux qui ont vécu familièrement avec lui depuis plusieurs années ; de sorte que les observations que je pourrai vous communiquer à son sujet sont fondées sur ma propre autorité ou sur celle de ses amis les plus intimes et les plus véridiques.

Il a ici, comme partout ailleurs, ses ennemis et ses admirateurs ; ces deux caractères se trouvent souvent réunis dans la même personne.

La première idée qui s’est présentée à l’esprit de ceux qui ont entrepris de décrire sa personne a été celle d’un squelette, relativement à son excessive maigreur : rien de plus juste ; mais il faut se rappeler que ce squelette se compose de peau et d’os, a un regard plus vif et plus spirituel qu’aucun être de la même nature, dans la force de l’âge et paré de tous les avantages de la plus brillante jeunesse.

Je n’ai jamais vu des yeux aussi perçants que ceux de Voltaire, quoique actuellement dans sa quatre-vingtième année : sa physionomie est on ne peut plus expressive ; on y lit à la fois son génie, sa pénétration et son extrême sensibilité.

Le matin, il a l’air triste et chagrin ; son humeur cependant se dissipe graduellement, et après dîner, il paraît ordinairement, plus gai : cependant l’air ironique ne le quitte jamais entièrement, et il est aisé dans tous les temps d’en retrouver des traces sur son visage, qu’il soit satisfait ou mécontent.

Lorsque le temps est beau, il prend l’air et monte en carrosse avec sa nièce ou quelques-uns de ses hôtes, dont il y a toujours bon nombre à

  1. John Moore, médecin et littérateur anglais, voyagea en France, en Italie, en Suisse et en Allemagne, en compagnie du jeune frère du duc d’Hamilton. Ces lettres sont extraites de son livre intitulé A View of Society and manners in France, Switzerland, and Germany ; London, 1779, 2 vol. in-8° ». Cet ouvrage a été traduit par H. Rieu, sous le titre de Lettres d’un voyageur anglais sur la France, etc. ; Genève, 1781-1782, 4 vol. in-8°.