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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

l’idée à un directeur de comédiens[1] français de venir tous les étés s’établir dans les environs de cette ville.

Comme le conseil n’a pas jugé à propos de l’y admettre, cette troupe a fait construire un théâtre à Châtelaine, hameau du côté français de la ligne supposée qui sépare ce royaume du territoire de la république, et à environ trois milles des portes de Genève.

Il arrive quelquefois que l’on vient de Suisse et de Savoie pour assister à ces représentations ; mais les spectateurs les plus assurés et sur lesquels l’espérance de la troupe se fonde sont surtout les citoyens de cette ville. L’on commence ordinairement à trois ou quatre heures après midi, afin de pouvoir rentrer avant la fermeture des portes.

J’ai été souvent à ce théâtre. Les acteurs n’en sont que médiocres. Le célèbre Lekain, actuellement en visite à Ferney[2], y joue quelquefois… La principale raison qui m’y attire est le désir de voir Voltaire, qui y assiste ordinairement toutes les fois que cet acteur y remplit un rôle, et surtout lorsqu’une de ses pièces y est représentée.

Il se place sur le théâtre et derrière les coulisses, de façon cependant à pouvoir être aperçu de la plus grande partie des spectateurs. Il prend le même intérêt à la représentation que si sa réputation dépendait de la manière de jouer des acteurs. Il paraît très-affecté et tout à fait chagrin lorsque quelqu’un d’entre eux vient à faire un contre-sens ; et lorsqu’ils s’acquittent à son gré de leurs rôles, il ne manque jamais d’en témoigner sa satisfaction, employant à cet effet le geste et la voix.

Il entre dans la passion avec l’émotion la plus marquée, et va même jusqu’à verser de véritables larmes, et il paraît aussi touché qu’une jeune fille qui assiste pour la première fois de sa vie à la représentation d’une tragédie.

Je me suis souvent mis à côté de lui, et je suis resté pendant toute la pièce, étonné de voir un pareil degré de sensibilité à un octogénaire. L’on croirait aisément que ce grand âge aurait dû émousser toutes ses sensations, surtout celles que peuvent occasionner les malheurs fictifs qui lui sont familiers depuis si longtemps.

Les pièces que l’on représente étant de sa composition, cela même me fournit une seconde raison qui me ferait croire qu’elles devraient produire un moindre effet sur lui. Bien des gens cependant assurent que, loin de la diminuer, elle est au contraire la véritable cause de sa sensibilité ; et ils allèguent, comme une preuve au soutien de leur assertion, qu’il ne va jamais au théâtre que lorsque l’on y joue quelqu’une de ses productions.

Je ne suis point surpris qu’il préfère ses propres tragédies à toutes les autres ; ce que je ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle il se laisse plus facilement émouvoir par des infortunes et des incidents de son inven-

  1. Le nommé Saint-Géran : « le troubadour Saint-Géran », comme l’appelle Voltaire.
  2. Lekain, qui avait déjà visité Ferney en 1702 et en 1772, y revint une troisième fois en 1776.