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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

étaient descendues, n’ayant pas pu trouver ailleurs des places pour voir quelques instants l’objet de tant d’adorations. J’ai vu le moment où la partie du parterre qui se trouve sous les loges allait se mettre à genoux, désespérant de le voir d’une autre manière. Toute la salle était obscurcie par la poussière qu’excitait le flux et le reflux de la multitude agitée. Ce transport, cette espèce de délire universel a duré plus de vingt minutes, et ce n’est pas sans peine que les Comédiens ont pu parvenir enfin à commencer la pièce. C’était Irène qu’on donnait pour la sixième fois. Jamais cette tragédie n’a été mieux jouée[1], jamais elle n’a été moins écoutée, jamais elle n’a été plus applaudie. La toile baissée, les cris, les applaudissements, se sont renouvelés avec plus de vivacité que jamais. L’illustre vieillard s’est levé pour remercier le public, et l’instant après on a vu sur un piédestal, au milieu du théâtre, le buste de ce grand homme, tous les acteurs et toutes les actrices rangés en cintre autour du buste, des guirlandes et des couronnes à la main, tout le public qui se trouvait dans les coulisses derrière eux, et dans l’enfoncement de la scène, les gardes qui avaient servi dans la tragédie ; de sorte que le théâtre dans ce moment représentait parfaitement une place publique où l’on venait ériger un monument à la gloire du génie[2]. À ce spectacle sublime et touchant, qui ne se serait cru au milieu de Rome ou d’Athènes ? Le nom de Voltaire a retenti de toutes parts avec des acclamations, des tressaillements, des cris de joie, de reconnaissance et d’admiration. L’envie et la haine, le fanatisme et l’intolérance, n’ont osé rugir qu’en secret ; et, pour la première fois peut-être, on a vu l’opinion publique, en France, jouir avec éclat de tout son empire. C’est Brizard, en habit de Léonce, c’est-à-dire en moine de Saint-Basile, qui a posé la première couronne sur le buste ; les autres acteurs ont suivi son exemple ; et, après l’avoir ainsi couvert de lauriers, Mme  Vestris s’est avancée sur le bord de la scène pour adresser au dieu même de la fête ces vers, que M. de Saint-Marc venait de faire sur-le-champ :

Aux yeux de Paris enchanté
Reçois en ce jour un hommage

  1. Elle l’a toujours été fort mal. (Meister.)
  2. Cette petite fête n’avait point été préparée d’avance ; et, puisqu’il faut tout dire, c’est Mlle  La Chassaigne, qui débuta il y a quelques années dans le rôle de Zaïre (qui eut l’honneur alors de faire débuter feu M. le prince de Lamballe, et qui se contente aujourd’hui de doubler Mme  Drouin dans les rôles de caractères) ; c’est Mlle  La Chassaigne enfin qui a donné l’idée de couronner le buste, et c’est Mlle  Faniez qui a fait faire les vers à M. de Saint-Marc. Ne faut-il pas rendre à chacun ce qui lui est dû ? (Meister.) — Tout le monde connaît la belle planche du couronnement de Voltaire gravée en 1782 par Gaucher sur un dessin de Moreau le jeune. M. Desnoiresterres, en la décrivant dans l’Iconographie voltairienne, a rappelé que le musée du Louvre possède dans ses cartons une très-belle aquarelle de Gabriel de Saint-Aubin représentant la même scène ; on ne l’expose point à cause de l’action du soleil sur un coloris aussi léger, et il serait à peu près impossible de la reproduire, tant la main de l’artiste s’y est montrée hâtive et fiévreuse.