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HISTOIRE POSTHUME

M. de Voltaire rentra chez lui dans un état de faiblesse et d’épuisement qui était la suite des efforts qu’il avait faits et de la prodigieuse impulsion qu’il avait donnée à toute sa machine. La nuit fut un peu agitée : il souffrit beaucoup de sa strangurie ; peu à peu les douleurs devinrent atroces : il avait besoin d’uriner, et la vessie semblait avoir perdu tout son ressort ; il ne pouvait rendre, et le mal augmentait sans cesse. Enfin, ne pouvant supporter son état, il prit des calmants et se fit apporter de l’opium, dont il s’administra à différentes reprises plusieurs doses assez fortes à l’insu de sa famille ; il envoya plusieurs fois pendant la nuit chercher de cet opium chez Milouart son apothicaire, et il en prit jusqu’à ce que ses douleurs de vessie et d’entrailles cessassent. M. le duc de Richelieu étant venu le voir le lendemain, il lui demanda encore de l’opium, dont ce seigneur fait usage depuis très-longtemps. On n’a jamais pu savoir s’il prit la fiole que le duc de Richelieu lui envoya, ou si elle fut cassée à dessein. Quoi qu’il en soit, M. Tronchin, médecin de M. de Voltaire, arriva chez le malade ; il le trouva jetant des hauts cris, se plaignant des douleurs cruelles qu’il souffrait dans la vessie et dans les entrailles, et demandant à ce médecin des calmants. Tronchin, ignorant ce qui s’était passé, ordonna une dose de laudanum, qui n’est que le suc épaissi de l’opium et qui a les mêmes vertus. M. de Voltaire ne lui dit pas qu’il en avait déjà pris, et comme il n’y avait rien qu’il ne consentît à faire pour se débarrasser d’une douleur actuelle, il prit encore cette dose d’opium, qui acheva d’affaisser sa machine, lui causa une stupeur effrayante, lui fit perdre le peu de forces qui lui restaient encore, et paralysa entièrement l’estomac. Il était presque toujours absorbé par le sommeil ; on l’invitait en vain à prendre quelque nourriture, il ne pouvait s’y résoudre ; son estomac se refusait à tout ce qu’on lui donnait, et lorsque, cédant aux tendres sollicitations de sa famille et de ses amis, il consentait à prendre ou un peu de gelée ou un œuf frais, il souffrait alors des douleurs d’entrailles si cruelles qu’elles lui arrachaient des cris qui alarmaient tous ceux dont il était sans cesse entouré.

Le bruit de sa maladie et le danger de son état se répandirent bientôt dans Paris. Les prêtres et les dévots s’en réjouirent ; tous les honnêtes gens en furent profondément affligés. On peut même assurer que les amis de la raison et des lumières furent bien plus nombreux que les fripons ou les dupes. Mais la haine sacerdotale, qui ne pardonne point, se déploya dès lors dans toute son activité. Les dévotes intriguèrent auprès de l’archevêque de Paris. Parmi ces dévotes de profession il y en eut deux surtout qui se distinguèrent par leur fanatisme : Mme la duchesse de Nivernais et Mme de Gisors, sa fille. Ces dames, qui sont sur la paroisse de Saint-Sulpice, allèrent trouver le curé de cette paroisse, qui est aussi celle de M. de Voltaire, et firent promettre à ce pasteur imbécile, et aussi fanatique que ces deux béguines, de ne point enterrer M. de Voltaire s’il venait à mourir. Il le leur promit solennellement, et ne fut pas même effrayé du pouvoir du parlement de Paris, qui a la grande police de cette ville.