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MÉMOIRES.

armée d’une grosse canne de sergent, faisait tous les jours la revue de son régiment de géants. Ce régiment était son goût favori et sa plus grande dépense. Le premier rang de sa compagnie était composé d’hommes dont le plus petit avait sept pieds de haut : il les faisait acheter aux bouts de l’Europe et de l’Asie. J’en vis encore quelques-uns après sa mort. Le roi, son fils, qui aimait les beaux hommes, et non les grands hommes, avait mis ceux-ci chez la reine sa femme en qualité d’heiduques. Je me souviens qu’ils accompagnèrent un vieux carrosse de parade qu’on envoya au-devant du marquis de Beauvau, qui vint complimenter le nouveau roi au mois de novembre 1740. Le feu roi Frédéric-Guillaume, qui avait autrefois fait vendre tous les meubles magnifiques de son père, n’avait pu se défaire de cet énorme carrosse dédoré. Les heiduques, qui étaient aux portières pour le soutenir, en cas qu’il tombât, se donnaient la main par-dessus l’impériale.

Quand Frédéric-Guillaume avait fait sa revue, il allait se promener par la ville ; tout le monde s’enfuyait au plus vite ; s’il rencontrait une femme, il lui demandait pourquoi elle perdait son temps dans la rue : « Va-t’en chez toi, gueuse ; une honnête femme doit être dans son ménage. » Et il accompagnait cette remontrance ou d’un bon soufflet, ou d’un coup de pied dans le ventre, ou de quelques coups de canne. C’est ainsi qu’il traitait aussi les ministres du saint Évangile, quand il leur prenait envie d’aller voir la parade.

On peut juger si ce Vandale était étonné et fâché d’avoir un fils plein d’esprit, de grâces, de politesse, et d’envie de plaire, qui cherchait à s’instruire, et qui faisait de la musique et des vers. Voyait-il un livre dans les mains du prince héréditaire, il le jetait au feu ; le prince jouait-il de la flûte, le père cassait la flûte, et quelquefois traitait Son Altesse royale comme il traitait les dames et les prédicants à la parade.

Le prince, lassé de toutes les attentions que son père avait pour lui, résolut un beau matin, en 1730, de s’enfuir, sans bien savoir encore s’il irait en Angleterre ou en France. L’économie paternelle ne le mettait pas à portée de voyager comme le fils d’un fermier général ou d’un marchand anglais. Il emprunta quelques centaines de ducats.

Deux jeunes gens fort aimables, Kat et Keith, devaient l’accompagner. Kat était le fils unique d’un brave officier général. Keith était gendre de cette même baronne de Kniphausen à qui il en avait coûté dix mille écus pour faire des enfants. Le jour et