Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
25
MÉMOIRES.

Cependant les affaires publiques n’allaient pas mieux depuis la mort du cardinal que dans ses deux dernières années. La maison d’Autriche renaissait de sa cendre. La France était pressée par elle et par l’Angleterre. Il ne nous restait alors d’autre ressource que dans le roi de Prusse, qui nous avait entraînés dans la guerre, et qui nous avait abandonnés au besoin.

On imagina de m’envoyer secrètement chez ce monarque pour sonder ses intentions, pour voir s’il ne serait pas d’humeur à prévenir les orages qui devaient tomber tôt ou tard de Vienne sur lui, après avoir tombé sur nous, et s’il ne voudrait pas nous prêter cent mille hommes, dans l’occasion, pour mieux assurer sa Silésie. Cette idée était tombée dans la tête de M. de Richelieu et de Mme de Châteauroux. Le roi l’adopta ; et M. Amelot, ministre des affaires étrangères, mais ministre très-subalterne, fut chargé seulement de presser mon départ.

Il fallait un prétexte. Je pris celui de ma querelle avec l’ancien évêque de Mirepoix. Le roi approuva cet expédient. J’écrivis au roi de Prusse[1] que je ne pouvais plus tenir aux persécutions de ce théatin, et que j’allais me réfugier auprès d’un roi philosophe, loin des tracasseries d’un bigot. Comme ce prélat signait toujours : l’anc. évêq. de Mirepoix, en abrégé, et que son écriture était assez incorrecte, on lisait : L’âne de Mirepoix, au lieu de l’ancien ; ce fut un sujet de plaisanteries ; et jamais négociation ne fut plus gaie.

Le roi de Prusse, qui n’y allait pas de main morte quand il fallait frapper sur les moines et sur les prélats de cour, me répondit avec un déluge de railleries sur l’âne de Mirepoix[2] et me pressa de venir. J’eus grand soin de faire lire mes lettres et les réponses. L’évêque en fut informé. Il alla se plaindre à Louis XV de ce que je le faisais passer, disait-il, pour un sot dans les cours étrangères. Le roi lui répondit que c’était une chose dont on était convenu, et qu’il ne fallait pas qu’il y prît garde.

Cette réponse de Louis XV, qui n’est guère dans son caractère, m’a toujours paru extraordinaire. J’avais à la fois le plaisir de me venger de l’évêque qui m’avait exclu de l’Académie, celui de faire un voyage très-agréable, et celui d’être à portée de rendre service au roi et à l’État. M. de Maurepas entrait même avec chaleur dans cette aventure, parce qu’alors il gouvernait M. Amelot, et qu’il croyait être le ministre des affaires étrangères.

  1. Cette lettre de Voltaire n’est point imprimée.
  2. Voyez les lettres du roi de Prusse, des 6 avril, 21 mai, 15 et 25 juin 1743.