Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome11.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
ii
AVERTISSEMENT.

C’était peu après sa rupture avec le roi de Prusse, lorsqu’à la suite de la malheureuse aventure de Francfort, il errait sur les bords du Rhin, se demandant s’il pouvait sans danger se rendre à Paris. C’est au milieu des perplexités qui l’assiégeaient alors que deux volumes, édités par un libraire de La Haye et de Berlin, Jean Néaulme, parurent tout à coup sous le titre d’Abrégé de l’Histoire universelle. Comment l’œuvre de Voltaire était-elle parvenue aux mains de Néaulme ? D’après les explications données à l’auteur par le libraire lui-même, le manuscrit de l’Abrégé de l’Histoire universelle, qui devint par la suite l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, aurait fait partie du butin pris à la bataille de Sorr en 1745, où le roi de Prusse avait laissé ses bagages entre les mains du prince Charles de Lorraine. « On prit l’équipage du roi de Prusse dans cette bataille, au lieu de prendre sa personne, raconte Voltaire à d’Argental (21 décembre 1753) ; on porta sa cassette au prince Charles. Il y avait, dans cette cassette grise-rouge de l’avare, force ducats avec cette Histoire universelle et des fragments de la Pucelle. Un valet de chambre du prince Charles a vendu l’histoire à Jean Néaulme, et les papillotes de la Pucelle sont à Vienne. Tout cela compose une drôle de destinée. » Dans une lettre à Walther (Colmar, 13 janvier 1754), Voltaire dit encore : « Jean Néaulme prétend avoir acheté ce manuscrit cinquante louis d’or d’un domestique de monseigneur le prince Charles de Lorraine. C’est un ancien manuscrit très-imparfait, que j’avais pris la liberté de donner au roi de Prusse sur la fin de 1739, dans le temps qu’il était prince royal. Cet ouvrage ne méritait pas de lui être offert ; mais, comme il s’occupait de toutes les sortes de littérature, et qu’il me prévenait par les plus grandes bontés, je ne balançai pas à lui envoyer cette première esquisse, tout informe qu’elle était. »

Disons que, tout en acceptant le récit du libraire, Voltaire n’était pas sans soupçonner quelque méchant tour de son ex-ami Frédéric. Il écrivait à Richelieu (30 décembre 1753) : « On m’assure que le prince Charles rendit au roi de Prusse sa cassette prise à la bataille de Sorr, dans laquelle Sa Majesté prussienne prétend qu’il avait mis mon manuscrit. Je sais qu’on lui rendit jusqu’à son chien. Il me demanda depuis un nouvel exemplaire ; je lui en donnai un plus correct et plus ample. Il a gardé celui-là, son libraire Jean Néaulme a imprimé l’autre[1]. »

Quoi qu’il en soit, Voltaire protesta avec énergie contre cette publication. Il protesta d’abord contre les incorrections de l’ouvrage. « Comment, s’écriait-il dans une lettre à Néaulme (28 décembre 1753), comment votre éditeur a-t-il pu prendre le VIIIe siècle pour le IVe, le XIIIe pour le XIIe, le pape Boniface VIII pour le pape Boniface VII ? Presque chaque page est pleine de fautes absurdes. Tout ce que je peux vous dire, c’est que tous les manuscrits qui sont actuellement entre les mains du roi de Prusse, de monseigneur l’Électeur palatin, de Mme la duchesse de Gotha, sont très-différents du vôtre… Il semble que vous ayez voulu me rendre ridicule et me perdre en imprimant cette informe rapsodie et en y mettant mon nom. »

Il y avait surtout, dans la courte introduction qui était en tête du premier volume (voyez Mélanges à la date de 1754), une phrase qui inquiétait Voltaire ; c’était celle-ci : « Les historiens, semblables en cela aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme. »

L’auteur mande aussitôt deux notaires devant lesquels confrontation est faite de l’Abrégé de Jean Néaulme avec un manuscrit qu’il a fait venir de Paris : « Manuscrit in-4o, usé de vétusté, relié en un carton qui paraît aussi fort vieux, intitulé Essai sur les Révolutions du monde et sur l’Histoire de l’esprit humain depuis le temps de Charlemagne jusqu’à nos jours, 1740. »

  1. Voyez aussi la Lettre à la comtesse de Lutzelbourg, 23 janvier 1754.