Or si ces deux nations, les plus spirituelles de la terre, les Grecs et les Romains, nos maîtres, ont commencé si tard leur histoire ; si nos nations septentrionales n’ont eu aucun historien avant Grégoire de Tours, croira-t-on de bonne foi que des Tartares vagabonds qui dorment sur la neige, ou des Troglodytes qui se cachent dans des cavernes, ou des Arabes errants et voleurs, qui errent dans des montagnes de sable, aient eu des Thucydides et des Xénophons ? peuvent-ils savoir quelque chose de leurs ancêtres ? peuvent-ils acquérir quelque connaissance avant d’avoir eu des villes, avant de les avoir habitées, avant d’y avoir appelé tous les arts dont ils étaient privés ?
Si les Samoyèdes, ou les Nazamons, ou les Esquimaux, venaient nous donner des annales antidatées de plusieurs siècles, remplies des plus étonnants faits d’armes, et d’une suite continuelle de prodiges qui étonnent la nature, ne se moquerait-on pas de ces pauvres sauvages ? Et si quelques personnes amoureuses du merveilleux, ou intéressées à le faire croire, donnaient la torture à leur esprit pour rendre ces sottises vraisemblables, ne se moquerait-on pas de leurs efforts ? et s’ils joignaient à leur absurdité l’insolence d’affecter du mépris pour les savants, et la cruauté de persécuter ceux qui douteraient, ne seraient-ils pas les plus exécrables des hommes ? Qu’un Siamois vienne me conter les métamorphoses de Sammonocodom, et qu’il me menace de me brûler si je lui fais des objections, comment dois-je en user avec ce Siamois ?
Les historiens romains nous content, à la vérité, que le dieu Mars fit deux enfants à une vestale dans un siècle où l’Italie n’avait point de vestales ; qu’une louve nourrit ces deux enfants au lieu de les dévorer, comme nous l’avons déjà vu[1] ; que Castor et Pollux combattirent pour les Romains, que Curtius se jeta dans un gouffre, et que le gouffre se referma ; mais le sénat de Rome ne condamna jamais à la mort ceux qui doutèrent de tous ces prodiges : il fut permis d’en rire dans le Capitole.
Il y a dans l’histoire romaine des événements très-possibles qui sont très-peu vraisemblables. Plusieurs savants hommes ont déjà révoqué en doute l’aventure des oies qui sauvèrent Rome, et celle de Camille qui détruisit entièrement l’armée des Gaulois. La victoire de Camille brille beaucoup, à la vérité, dans Tite-Live ; mais Polybe, plus ancien que Tite-Live, et plus homme d’État, dit précisément le contraire ; il assure que les Gaulois, craignant