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CHAPITRE LXIII.

Jean XXII les surmonta depuis d’une troisième ; mais Jean ne fit point porter devant lui les deux épées nues, que faisait porter Boniface en donnant des indulgences.

On passa, dans ce XIIIe siècle, de l’ignorance sauvage à l’ignorance scolastique. Albert, surnommé le Grand, enseignait les principes du chaud, du froid, du sec, et de l’humide ; il enseignait aussi la politique suivant les règles de l’astrologie et de l’influence des astres, et la morale suivant la logique d’Aristote[1].

Souvent les institutions les plus sages ne furent dues qu’à l’aveuglement et à la faiblesse. Il n’y a guère dans l’Église de cérémonie plus noble, plus pompeuse, plus capable d’inspirer la piété aux peuples, que la fête du saint-sacrement. L’antiquité n’en eut guère dont l’appareil fut plus auguste. Cependant, qui fut la cause de cet établissement ? une religieuse de Liège, nommée Moncornillon, qui s’imaginait voir toutes les nuits un trou à la lune (1264) : elle eut ensuite une révélation qui lui apprit que la lune signifiait l’Église, et le trou une fête qui manquait. Un moine, nommé Jean, composa avec elle l’office du saint-sacrement ; la fête s’en établit à Liège, et Urbain IV l’adopta pour toute l’Église[2].

Au XIIIe siècle, les moines noirs et les blancs formaient deux grandes factions qui partageaient les villes, à peu près comme les factions bleues et vertes partagèrent les esprits dans l’empire

  1. Albert, dit le Grand, était né à Laningen en Souabe, et avait étudié à Pavie. Il professa à Paris avec tant de succès, en développant les idées d’Aristote, que la cour de Rome révoqua l’interdiction dont elle avait frappé les œuvres du philosophe de Stagyre. Il fut nommé, en 1254, provincial de l’ordre de Saint-Dominique, et mourut à Cologne, en 1280, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Ses œuvres ne forment pas moins de vingt et un volumes in-folio. (E. B.)
  2. Cette solennité fut longtemps en France une source de troubles. La populace catholique forçait à coups de pierres et de bâtons les protestants à tendre leurs maisons, à se mettre à genoux dans les rues. Le cardinal de Lorraine, les Guises, employèrent souvent ce moyen pour faire rompre les édits de pacification. Le gouvernement a fini par ériger en loi cette fantaisie de la populace ; ce qui est arrive plus souvent qu’on ne croit dans d’autres circonstances et chez d’autres nations. Pendant plus d’un siècle, il n’y a pas eu d’année où cette fête n’ait amené quelques émeutes ou quelques procès. A présent elle n’a plus d’autre effet que d’embarrasser les rues, et de nourrir dans le peuple le fanatisme et la superstition. En Flandre et à Aix en Provence, la procession est accompagnée de mascarades et de bouffonneries dignes de l’ancienne fête des fous. A Paris, il n’y a rien de curieux que des évolutions d’encensoirs assez plaisantes, et quelques enfants de la petite bourgeoisie qui courent les rues masqués en saints Jeans, en Madeleines, etc. Un des crimes qui ont conduit le chevalier de La Barre sur l’échafaud, en 1766, était d’avoir passé, un jour de pluie, le chapeau sur la tête, à quelques pas d’une de ces processions. (K.) — Voyez, dans les Mélanges, année 1766, la Relation de la mort de La Barre.