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DE LA RUSSIE AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

nommé Griska Utropoya, qui avait été quelque temps moine dans un couvent de Russie. On lui avait reproché auparavant de n’être pas du rite grec, et de n’avoir rien des mœurs de son pays ; et alors on lui reprocha d’être à la fois un paysan russe et un moine grec. Quel qu’il fût, le chef des conjurés Zuski le tua de sa main (1606), et se mit à sa place.

Ce nouveau czar, monté en un moment sur le trône, renvoya dans leur pays le peu de Polonais échappés au carnage. Comme il n’avait d’autre droit au trône ni d’autre mérite que d’avoir assassiné Demetri, les autres boyards, qui de ses égaux devenaient ses sujets, prétendirent bientôt que le czar assassiné n’était point un imposteur, qu’il était le véritable Demetri, et que son meurtrier n’était pas digne de la couronne. Ce nom de Demetri devint cher aux Russes. Le chancelier de celui qu’on venait de tuer s’avisa de dire qu’il n’était pas mort, qu’il guérirait bientôt de ses blessures, et qu’il reparaîtrait à la tête de ses fidèles sujets.

Ce chancelier parcourut la Moscovie, menant avec lui, dans une litière, un jeune homme auquel il donnait le nom de Demetri, et qu’il traitait en souverain. À ce nom seul les peuples se soulevèrent, il se donna des batailles au nom de ce Demetri qu’on ne voyait pas ; mais le parti du chancelier ayant été battu, ce second Demetri disparut bientôt. Les imaginations étaient si frappées de ce nom qu’un troisième Demetri se présenta en Pologne. Celui-là fut plus heureux que les autres ; il fut soutenu par le roi de Pologne Sigismond, et vint assiéger le tyran Zuski dans Moscou même. Zuski, enfermé dans Moscou, tenait encore en sa puissance la veuve du premier Demetri, et le palatin de Sandomir, père de cette veuve. Le troisième redemanda la princesse comme sa femme. Zuski rendit la fille et le père, espérant peut-être adoucir le roi de Pologne, ou se flattant que la palatine ne reconnaîtrait pas son mari dans un imposteur ; mais cet imposteur était victorieux. La veuve du premier Demetri ne manqua pas de reconnaître ce troisième pour son véritable époux, et si le premier trouva une mère, le troisième trouva aussi aisément une épouse. Le beau-père jura que c’était là son gendre, et les peuples ne doutèrent plus. Les boyards, partagés entre l’usurpateur Zuski et l’imposteur, ne reconnurent ni l’un ni l’autre. Ils déposèrent Zuski, et le mirent dans un couvent. C’était encore une superstition des Russes, comme de l’ancienne Église grecque, qu’un prince qu’on avait fait moine ne pouvait plus régner : ce même usage s’était insensiblement établi autrefois dans l’Église latine. Zuski ne reparut plus, et Demetri fut assassiné dans un festin par des Tartares.