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CHAPITRE CXCIV.

petit peuple est pauvre dans le riche pays de l’Inde, ainsi que dans presque tous les pays du monde ; mais il n’est point serf et attaché à la glèbe, ainsi qu’il l’a été dans notre Europe, et qu’il l’est encore en Pologne, en Bohême, et dans plusieurs pays de l’Allemagne. Le paysan, dans toute l’Asie, peut sortir de son pays quand il en est mécontent, et en chercher un meilleur, s’il en trouve.

Ce qu’on peut résumer de l’Inde en général, c’est qu’elle est gouvernée comme un pays de conquête par trente tyrans qui reconnaissent un empereur amolli comme eux dans les délices, et qui dévorent la substance du peuple. Il n’y a point là de ces grands tribunaux permanents, dépositaires des lois, qui protègent le faible contre le fort.

C’est un problème qui paraît d’abord difficile à résoudre, que l’or et l’argent venus de l’Amérique en Europe aillent s’engloutir continuellement dans l’Indoustan pour n’en plus sortir, et que cependant le peuple y soit si pauvre qu’il y travaille presque pour rien ; mais la raison en est que cet argent ne va pas au peuple : il va aux marchands, qui payent des droits immenses aux gouverneurs ; ces gouverneurs en rendent beaucoup au Grand Mogol, et enfouissent le reste. La peine des hommes est moins payée que partout ailleurs dans ce pays le plus riche de la terre, parce que dans tout pays le prix des journaliers ne passe guère leur subsistance et leur vêtement. L’extrême fertilité de la terre des Indes, et la chaleur du climat, font que cette subsistance et ce vêtement ne coûtent presque rien. L’ouvrier qui cherche des diamants dans les mines gagne de quoi acheter un peu de riz et une chemise de coton. Partout la pauvreté sert à peu de frais la richesse.

Je ne répéterai point ce que j’ai dit des Indiens[1] : leurs superstitions sont les mêmes que du temps d’Alexandre ; les bramins y enseignent la même religion ; les femmes se jettent encore dans des bûchers allumés sur le corps de leurs maris : nos voyageurs, nos négociants, en ont vu plusieurs exemples. Les disciples se sont fait aussi quelquefois un point d’honneur de ne pas survivre à leurs maîtres. Tavernier rapporte qu’il fut témoin dans Agra même, l’une des capitales de l’Inde, que, le grand bramin étant mort, un négociant, qui avait étudié sous lui, vint à la loge des Hollandais, arrêta ses comptes, leur dit qu’il était résolu d’aller trouver son maître dans l’autre monde, et se laissa mourir de faim, quelque effort qu’on fît pour lui persuader de vivre.

  1. Voyez Introduction, tome XI, page 49, et l’Essai sur les Mœurs, chapitres iii et iv, tome XI, pages 181-196.