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DU MINISTÈRE DU CARDINAL DE RICHELIEU.

les maisons des particuliers qui ont un grand nombre de domestiques : ce sont des petitesses communes ; mais ici elles entraînaient le destin de la France et de l’Europe. Les négociations avec les princes d’Italie, avec le roi de Suède Gustave-Adolphe, avec les Provinces-Unies et le prince d’Orange, contre l’empereur et l’Espagne, étaient dans les mains de Richelieu, et n’en pouvaient guère sortir sans danger pour l’État. (10 novembre 1630) Cependant la faiblesse du roi, appuyée en secret dans son cœur par ce dépit que lui inspirait la supériorité du cardinal, abandonne ce ministre nécessaire ; il promet sa disgrâce aux empressements opiniâtres et aux larmes de sa mère. Le cardinal entra par une fausse porte dans la chambre où l’on concluait sa ruine : le roi sort sans lui parler ; il se croit perdu, et prépare sa retraite au Havre-de-Grâce, comme il l’avait déjà préparée pour Avignon, quelques mois auparavant. Sa ruine paraissait d’autant plus sûre que le roi, le jour même, donne pouvoir au maréchal de Marillac, ennemi déclaré du cardinal, de faire la guerre et la paix dans le Piémont. Alors le cardinal presse son départ : ses mulets avaient déjà porté ses trésors à trente-cinq lieues, sans passer par aucune ville, précaution prise contre la haine publique. Ses amis lui conseillent de tenter enfin auprès du roi un nouvel effort.

Le cardinal va trouver le roi à Versailles (11 novembre 1630), alors petite maison de chasse achetée par Louis XIII vingt mille écus, devenue depuis sous Louis XIV un des plus grands palais de l’Europe et un abîme de dépenses[1]. Le roi, qui avait sacrifié son ministre par faiblesse, se remet par faiblesse entre ses mains, et il lui abandonne ceux qui l’avaient perdu. Ce jour, qui est encore à présent appelé la journée des dupes, fut celui du pouvoir absolu du cardinal. Dès le lendemain le garde des sceaux est arrêté, et conduit prisonnier à Châteaudun, où il mourut de douleur. Le jour même le cardinal dépêche un huissier du cabinet, de la part du roi, aux maréchaux de La Force et Schomberg, pour faire arrêter le maréchal de Marillac au milieu de l’armée qu’il allait commander seul. L’huissier arrive une heure après que ce maréchal de Marillac avait reçu la nouvelle de la disgrâce de Richelieu. Le maréchal est prisonnier, dans le temps qu’il se croyait maître de l’État avec son frère. Richelieu résolut de faire mourir ce général ignominieusement par la main du bourreau ; et, ne pouvant l’accuser de trahison, il s’avisa de lui imputer d’être concussionnaire. Le procès dura près de deux années : il faut en

  1. Voyez Siècle de Louis XIV, chapitre xxix.