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DE CROMWELL.

une armée contre l’Écosse, et d’y faire servir Cromwell sous le général Fairfax. Cromwell reçut ordre de quitter l’Irlande, qu’il avait presque soumise. Le général Fairfax ne voulut point marcher contre l’Écosse : il n’était point indépendant, mais presbytérien. Il prétendait qu’il ne lui était pas permis d’aller attaquer ses frères, qui n’attaquaient point l’Angleterre. Quelques représentations qu’on lui fît, il demeura inflexible, et se démit du généralat pour passer le reste de ses jours en paix. Cette résolution n’était point extraordinaire dans un temps et dans un pays où chacun se conduisait suivant ses principes.

(Juin 1650) C’est là l’époque de la grande fortune de Cromwell. Il est nommé général à la place de Fairfax. Il se rend en Écosse avec une armée accoutumée à vaincre depuis près de dix ans. D’abord il bat les Écossais à Dunbar, et se rend maître de la ville d’Édimbourg. De là il suit Charles II, qui s’était avancé jusqu’à Worcester, en Angleterre, dans l’espérance que les Anglais de son parti viendraient l’y joindre ; mais ce prince n’avait avec lui que de nouvelles troupes sans discipline. (13 septembre 1650) Cromwell l’attaqua sur les bords de la Saverne, et remporta presque sans résistance la victoire la plus complète qui eût jamais signalé sa fortune. Environ sept mille prisonniers furent menés à Londres, et vendus pour aller travailler aux plantations anglaises en Amérique. C’est, je crois, la première fois qu’on a vendu des hommes comme des esclaves, chez les chrétiens, depuis l’abolition de la servitude. L’armée victorieuse se rend maîtresse de l’Écosse entière. Cromwell poursuit le roi partout.

L’imagination, qui a produit tant de romans, n’a guère inventé d’aventures plus singulières, ni des dangers plus pressants, ni des extrémités plus cruelles, que tout ce que Charles II essuya en fuyant la poursuite du meurtrier de son père. Il fallut qu’il marchât presque seul par les routes les moins fréquentées, exténué de fatigue et de faim, jusque dans le comté de Strafford. Là, au milieu d’un bois, poursuivi par les soldats de Cromwell, il se cacha dans le creux d’un chêne, où il fut obligé de passer un jour et une nuit. Ce chêne se voyait encore au commencement de ce siècle. Les astronomes l’ont placé dans les constellations du pôle austral, et ont ainsi éternisé la mémoire de tant de malheurs. (Novembre 1650) Ce prince, errant de village en village, déguisé, tantôt en postillon, tantôt en bûcheron, se sauva enfin dans une petite barque, et arriva en Normandie, après six semaines d’aventures incroyables. Remarquons ici que son petit-neveu, Charles-Édouard, a éprouvé de nos jours des aventures pareilles, et