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CHAPITRE CLXXXI.

Il était âgé alors de près de cinquante ans, et en avait passé quarante sans aucun emploi ni civil ni militaire. À peine était-il connu en 1642, lorsque la chambre des communes, dont il était membre, lui donna une commission de major de cavalerie. C’est de là qu’il parvint à gouverner la chambre et l’armée, et que, vainqueur de Charles Ier et de Charles II, il monta en effet sur leur trône, et régna, sans être roi, avec plus de pouvoir et plus de bonheur qu’aucun roi. Il choisit d’abord, parmi les seuls officiers compagnons de ses victoires, quatorze conseillers, à chacun desquels il assigna mille livres sterling de pension. Les troupes étaient toujours payées un mois d’avance, les magasins fournis de tout ; le trésor public, dont il disposait, était rempli de trois cent mille livres sterling : il en avait cent cinquante mille en Irlande. Les Hollandais lui demandèrent la paix, et il en dicta les conditions[1] qui furent qu’on lui payerait trois cent mille livres sterling, que les vaisseaux des Provinces-Unies baisseraient pavillon devant les vaisseaux anglais, et que le jeune prince d’Orange ne serait jamais rétabli dans les charges de ses ancêtres. C’est ce même prince qui détrôna depuis Jacques II, dont Cromwell avait détrôné le père.

Toutes les nations courtisèrent à l’envi le protecteur. La France rechercha son alliance contre l’Espagne, et lui livra la ville de Dunkerque[2]. Ses flottes prirent sur les Espagnols la Jamaïque, qui est restée à l’Angleterre. L’Irlande fut entièrement soumise, et traitée comme un pays de conquête. On donna aux vainqueurs les terres des vaincus, et ceux qui étaient le plus attachés à leur patrie périrent par la main des bourreaux.

Cromwell, gouvernant en roi, assemblait des parlements ; mais il s’en rendait le maître, et les cassait à sa volonté. Il découvrit toutes les conspirations contre lui, et prévint tous les soulèvements. Il n’y eut aucun pair du royaume dans ces parlements qu’il convoquait : tous vivaient obscurément dans leurs terres. Il eut l’adresse d’engager un de ces parlements à lui offrir le titre de roi (1656), afin de le refuser et de mieux conserver la puissance réelle. Il menait dans le palais des rois une vie sombre et retirée, sans aucun faste, sans aucun excès. Le général Ludlow, son lieutenant en Irlande, rapporte que, quand le protecteur y envoya son fils, Henri Cromwell, il l’envoya avec un seul domestique. Ses mœurs furent toujours austères ; il était sobre, tempé-

  1. En 1653. Voyez chapitre clxxxvii.
  2. Voyez le Siècle de Louis XIV (chapitre vi). (Note de Voltaire.)