Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/372

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pont : alors le secours que l’ennemi attendait ne peut arriver, et la ville est sauvée.

Le prince Eugène, après avoir combattu tout le jour, toujours maître de la porte par laquelle il était entré, se retire enfin, emmenant le maréchal de Villeroi et plusieurs officiers généraux prisonniers, mais ayant manqué Crémone, que son activité et sa prudence, jointes à la négligence du gouverneur, lui avaient donnée, et que le hasard et la valeur des Français et des Irlandais lui ôtèrent.

Le maréchal de Villeroi, extrêmement malheureux en cette occasion, fut condamné à Versailles par les courtisans avec toute la rigueur et l’amertume qu’inspiraient sa faveur et son caractère, dont l’élévation leur paraissait trop approcher de la vanité. Le roi, qui le plaignait sans le condamner, irrité qu’on blâmât si hautement son choix, s’échappa à dire[1] : « On se déchaîne contre lui parce qu’il est mon favori » : terme dont il ne se servit jamais pour personne que cette seule fois en sa vie. Le duc de Vendôme fut aussitôt nommé pour aller commander en Italie.

Le duc de Vendôme, petit-fils de Henri IV, était intrépide comme lui, doux, bienfaisant, sans faste, ne connaissant ni la haine, ni l’envie, ni la vengeance. Il n’était fier qu’avec des princes ; il se rendait l’égal de tout le reste. C’était le seul général sous lequel le devoir du service, et cet instinct de fureur purement animal et mécanique qui obéit à la voix des officiers, ne menassent point des soldats au combat : ils combattaient pour le duc de Vendôme ; ils auraient donné leur vie pour le tirer d’un mauvais pas, où la précipitation de son génie l’engageait quelquefois. Il ne passait pas pour méditer ses desseins avec la même profondeur que le prince Eugène, et pour entendre comme lui l’art de faire subsister les armées[2]. Il négligeait trop les détails ; il laissait périr la discipline militaire ; la table et le sommeil lui dérobaient trop de temps, aussi bien qu’à son frère. Cette mollesse le mit plus d’une fois en danger d’être enlevé ; mais un jour d’action, il réparait tout par une présence d’esprit et par des

  1. Voyez les Mémoires de Dangeau.

    On chantait à la cour, à Paris, et dans l’armée :

    Français, rendez grâce à Bellone.
    Votre bonheur est sans égal :
    Vous ayez conservé Crémone,
    Et perdu votre général.

  2. Dans son armée, « on mourait comme des mouches », dit Louville ; mais nulle part on n’était plus gai. (G. A.)