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GOUVERNEMENT INTÉRIEUR.

trouve dans Moréri[1]. Il a fallu que l’esprit philosophique, introduit fort tard en France, ait réformé les préjugés du peuple, pour qu’on rendît enfin une justice entière à la mémoire de ce grand homme. Il avait la même exactitude que le duc de Sully, et des vues beaucoup plus étendues. L’un ne savait que ménager, l’autre savait faire de grands établissements. Sully, depuis la paix de Vervins, n’eut d’autre embarras que celui de maintenir une économie exacte et sévère, et il fallut que Colbert trouvât des ressources promptes et immenses pour la guerre de 1667 et pour celle de 1672. Henri IV secondait l’économie de Sully ; les magnificences de Louis XIV contrarièrent toujours le système de Colbert[2].

Cependant presque tout fut réparé ou créé de son temps. La réduction de l’intérêt au denier vingt, des emprunts du roi et des particuliers, fut la preuve sensible, en 1665, d’une abondante circulation. Il voulait enrichir la France et la peupler. Les mariages dans les campagnes furent encouragés par une exemption de tailles pendant cinq années pour ceux qui s’établiraient à l’âge de vingt ans, et tout père de famille qui avait dix enfants était exempt pour toute sa vie, parce qu’il donnait plus à l’État par le travail de ses enfants qu’il n’eût pu donner en payant la taille. Ce règlement aurait dû demeurer à jamais sans atteinte.

Depuis l’an 1663 jusqu’en 1672, chaque année de ce ministère fut marquée par l’établissement de quelque manufacture. Les draps fins qu’on tirait auparavant d’Angleterre, de Hollande,

  1. Un autre négociant, consulté par lui sur ce qu‘il devait faire pour encourager le commerce, lui répondit : « Laisser faire, et laisser passer ; » et il avait raison. Colbert fit précisément le contraire ; il multiplia les droits de toute espèce, prodigua les règlements en tout genre. Quelques artistes instruits lui ayant donné des mémoires sur la méthode de fabriquer différentes espèces de tissus, sur l‘art de la teinture, etc., il s‘imagina d‘ériger en lois ce qui n'était que la description des procédés usités dans les meilleures manufactures : comme s‘il n’était pas de la nature des arts de perfectionner sans cesse leurs procédés ; comme si le génie d’invention pouvait attendre pour agir la permission du législateur ; comme si les produits des manufactures ne devaient pas changer, suivant les différentes modes de se vêtir, de se meubler. On condamnait à des peines infamantes les ouvriers qui s’écarteraient des règlements établis pour fixer la largeur d’une étoffe, le nombre des fils de la chaîne, la nature de la soie, du fil qu’on devait employer : et on a longtemps appelé ces règlements ridicules et tyranniques une protection accordée aux arts. On doit pardonner à Colbert d’avoir ignoré des principes inconnus de son temps, et même longtemps après lui ; mais ces condamnations rigoureuses, cette tyrannie qui érige en crimes des actions légitimes en elles-mêmes, ne peuvent être excusées. (K.)
  2. Voyez, sur Colbert, une note des éditeurs de Kehl, au chant VII de la Henriade, tome VIII, page 181.