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CHAPITRE XXIX.

inventa la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts ; de sorte qu’un citoyen de Paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitule. Cet usage, qui a commencé dans Paris, fut bientôt reçu dans toute l’Europe ; et, devenu commun, il n’est plus un luxe.

Louis XIV avait du goût pour l’architecture, pour les jardins, pour la sculpture ; et ce goût était en tout dans le grand et dans le noble. Dès que le contrôleur général Colbert eut, en 1664, la direction des bâtiments, qui est proprement le ministère des arts[1], il s’appliqua à seconder les projets de son maître. Il fallut

  1. L’abbé de Saint-Pierre, dans ses Annales politiques, page 104 de son manuscrit, dit que « ces choses prouvent le nombre des fainéants ; leur goût pour la fainéantise, qui suffit à entretenir et à nourrir d’autres espèces de fainéants… ; que c’est présentement ce qu’est la nation italienne, où ces arts sont portés à une haute perfection ; ils sont gueux, fainéants, paresseux, vains, occupés de niaiseries, etc. »

    Ces réflexions grossières et écrites grossièrement n’en sont pas plus justes. Lorsque les Italiens réussirent le plus dans ces arts, c’était sous les Médicis, pendant que Venise était la plus guerrière et la plus opulente des républiques. C’était le temps où l’Italie produisit de grands hommes de guerre, et des artistes illustres en tout genre ; et c’est de même dans les années florissantes de Louis XIV que les arts ont été le plus perfectionnés. L’abbé de Saint-Pierre s’est trompé dans beaucoup de choses, et a fait regretter que la raison n’ait pas secondé en lui les bonnes intentions. (Note de Voltaire.) — Cette différence d’opinion entre les deux hommes des temps modernes qui ont consacré leur vie entière à plaider la cause de l’humanité avec le plus de constance et le zèle le plus pur mérite de nous arrêter.

    La magnificence dans les monuments publics est une suite de l’industrie et de la richesse d’une nation. Si la nation n’a point de dettes, si tous les impôts onéreux sont supprimés, si le revenu public n’est en quelque sorte que le superflu de la richesse publique, alors cette magnificence n’a rien qui blesse la justice. Elle peut même devenir avantageuse, parce qu’elle peut servir soit à former des ouvriers utiles à la société, soit à occuper ceux qui ne peuvent vivre que d’une espèce de travail, dans les temps où, par des circonstances particulières, ce travail vient à leur manquer. Les beaux-arts adoucissent les mœurs, servent à donner des charmes à la raison, à inspirer le goût de l’instruction. Ils peuvent devenir, entre les mains d’un gouvernement éclairé, un des meilleurs moyens d’adoucir ou d’élever les âmes, de rendre les mœurs moins féroces ou moins grossières, de répandre des principes utiles.

    Mais surcharger le peuple d’impôts pour étonner les étrangers par une vaine magnificence, obérer le trésor public pour embellir des jardins, bâtir des théâtres lorsqu’on manque de fontaines, élever des palais lorsqu’on n’a point de fonds pour creuser des canaux nécessaires à l’abondance publique, ce n’est point protéger les arts, c’est sacrifier un peuple entier à la vanité d’un seul homme.

    Offrir un asile à ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, élever aux dépens du public les enfants de ceux qui ont servi leur pays, c’est remplir un devoir de reconnaissance, c’est acquitter une dette sacrée pour la nation même : qui pourrait blâmer de tels établissements ? Mais si l’on y déploie une magnificence inutile, si l’on emploie à secourir cent familles ce qui en eût soulagé deux cents, si ce qu’on