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CHAPITRE XXX.

années, rend le vainqueur presque aussi malheureux que le vaincu. C’est un gouffre où tous les canaux de l’abondance s’engloutissent. L’argent comptant, ce principe de tous les biens et de tous les maux, levé avec tant de peine dans les provinces, se rend dans les coffres de cent entrepreneurs, dans ceux de cent partisans qui avancent les fonds, et qui achètent, par ces avances, le droit de dépouiller la nation au nom du souverain. Les particuliers alors, regardant le gouvernement comme leur ennemi, enfouissent leur argent ; et le défaut de circulation fait languir le royaume.

Nul remède précipité ne peut suppléer à un arrangement fixe et stable, établi de longue main, et qui pourvoit de loin aux besoins imprévus. On établit la captation en 1695[1]. Elle fut supprimée à la paix de Rysvick, et rétablie ensuite. Le contrôleur général Pontchartrain vendit des lettres de noblesse pour deux mille écus en 1696 : cinq cents particuliers en achetèrent ; mais la ressource fut passagère, et la honte durable. On obligea tous les nobles, anciens et nouveaux, de faire enregistrer leurs armoiries, et de payer la permission de cacheter leurs lettres avec leurs armes. Des maltôtiers traitèrent de cette affaire, et avancèrent l’argent. Le ministère n’eut presque jamais recours qu’à ces petites ressources, dans un pays qui en eût pu fournir de plus grandes.

On n’osa imposer le dixième[2] que dans l’année 1710. Mais ce dixième, levé à la suite de tant d’autres impôts onéreux, parut si dur qu’on n’osa pas l’exiger avec rigueur. Le gouvernement n’en retira pas vingt-cinq millions annuels, à quarante francs le marc.

Colbert avait peu changé la valeur numéraire des monnaies. Il vaut mieux ne la point changer du tout. L’argent et l’or, ces gages d’échange, doivent être des mesures invariables. Il n’avait poussé la valeur numéraire du marc d’argent, de vingt-six francs où il l’avait trouvée, qu’à vingt-sept et à vingt-huit ; et après lui, dans les dernières années de Louis XIV, on étendit cette dénomination jusqu’à quarante livres idéales : ressource fatale par laquelle le roi était soulagé un moment pour être ruiné ensuite, car au lieu d’un marc d’argent on ne lui en donnait presque

  1. Au tome IV, page 136, des Mémoires de Maintenon, on trouve que la capitation « rendit au delà des espérances des fermiers ». Jamais il n’y a eu de ferme de la capitation. Il est dit que « les laquais de Paris allèrent à l’Hôtel de Ville prier qu’on les imposât à la capitation ». Ce conte ridicule se détruit de lui-même ; les maîtres payèrent toujours pour leurs domestiques. (Note de Voltaire.)
  2. C’est le nom que l’on donnait à un impôt levé dans les besoins pressants de l’État. Il frappait les biens-fonds.